Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/96

Cette page a été validée par deux contributeurs.
88
JACQUES LERMONT

guérie, tire gaiement l’aiguille dans un logis propre et confortable en sa simplicité.

Notre jeune ami et ses frères vont à l’école, en attendant d’être mis en apprentissage.

L’avenir s’ouvre devant tous quatre riant, laborieux et paisible, grâce à la sollicitude inlassable de Mme de Reuilly.

Et lorsque Jean songe à sa vie de petit pauvre, errant l’estomac vide et le cerveau en friche, et la compare à son existence actuelle d’écolier travailleur et choyé, il se sent le cœur gonflé de reconnaissance pour ce beau mot de Devoir dont les sots et les méchants se moquent quelquefois. En effet, n’est-ce pas à son accomplissement courageux qu’il doit le bonheur des siens et de lui-même ? Néanmoins, Jean n’ignore pas que la fidélité à ce grave idéal ne porte pas toujours avec elle sa récompense immédiate et tangible. Il sait qu’il nous faut parfois attendre bien longtemps les fruits consolants de nos bonnes actions.

Mais, dans l’inoubliable aventure de son enfance, il a goûté, une fois, la mystérieuse saveur du Bien pratiqué pour lui-même et sans aucune arrière-pensée égoïste. Et, de cette austère rencontre, son jeune cœur a gardé assez de force pour comprendre désormais le mot célèbre :

« Il est dans la vertu un charme secret, connu seulement de ceux qui osent la pratiquer sans faiblesse. »

Victor Favet.
DISPARUS
Par JACQUES LERMONT

ii (Suite).
La grotte d’Yvon.

Sur une route bretonne, fortement ravinée par la pluie, sous un ciel bas et gris, s’avançait, le lendemain, une carriole traînée par une paire de bœufs, les quatre cornes liées au même joug.

Les grosses bêtes n’allaient pas vite. Leur pied frappait lourdement la route et leurs têtes scandaient la marche ensemble d’un léger balan que rythmait la petite fumée de leurs naseaux, surtout visible par ce temps humide qu’avait refroidi la tempête de la nuit. La voiture était couverte d’une bâche de toile verte, tendue sur des cerceaux et qui se fermait devant par des rideaux. Guidant les bœufs, un homme de haute taille, vêtu d’une houppelande à double pèlerine, coiffé d’un tricorne tel qu’on en portait à cette époque, chaussé de gros souliers et de guêtres, marchait tenant à la main une branche dont le bout faisait fourche pointue. Il s’en servait pour activer son attelage.

Cet homme avait l’air d’un paysan riche, fermier ou métayer. À côté de la voiture, deux autres personnes cheminaient : sa femme et son fils ; la femme, couverte d’un manteau assez cossu, le capuchon relevé, et le gars, également en tricorne, fermant l’arrière-garde d’un pas rustaud.

On ne voyait que trois voyageurs ; il y en avait un quatrième. À l’entrecroisement des deux rideaux, parut une petite tête mutine, espiègle, dont le fin visage contrastait avec les gros traits renfrognés du métayer. Elle était aussi en capeline, mais en capeline beaucoup plus luxueuse, et il en débordait sous les rubans des boucles de cheveux blonds tout étonnés du voisinage de la bâche. Ces cheveux-là semblaient devoir être habitués à voisiner avec des voitures plus confortables.

Elle serrait sur sa poitrine un gros bouquet de roses que la fermière destinait à l’église et dont la fillette avait entendu s’emparer.