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À huit heures, après trois heures de travail acharné, Claire descendait déjeuner avec sa grand’mère.

Déjà levée et habillée pour toute la journée, la vieille dame se tenait assise auprès de la fenêtre, à contempler de ses yeux qui se voilaient, rapetissaient les choses, le cher paysage dont elle savait par cœur chaque rocher, chaque ravin, tous les sentiers.

Pétiôto ne tardait guère de paraître, portant le chocolat, dont la préparation lui incombait. Rogatienne n’assistait jamais au petit déjeuner ; on la servait chez elle.

Le chocolat pris, on causait quelques minutes, puis Claire s’éclipsait sans donner d’explication sur l’emploi de sa matinée.

Elle ne reparaissait qu’à midi, juste pour se mettre à table.

« Où va-t-elle ? que fait-elle ? demanda grand’mère Andelot à Sidonie, au bout de quelques jours.

— Au jardin ; elle se promène pendant que Modeste fait sa chambre.

— Comment ! s’écria l’aïeule scandalisée, elle ne la fait pas elle-même ! une jeune fille… Je n’ai jamais vu ça. Je lui dirai ce que…

— Vous ne lui direz rien du tout, ma cousine, si vous voulez m’en croire, interrompit Sidonie. Je lui ai donné l’exemple en faisant la mienne sous ses yeux l’autre jour ; vous pensez qu’elle a compris ?… ou plutôt, qu’elle a voulu comprendre ? Ah ! bien, oui ! Elle ne se rendrait pas davantage à vos observations. Elle a une bonne nature, mais, ma pauvre cousine, qu’ils l’ont donc mal élevée !

— Oui, oui… je le crains. J’avais espéré qu’elle viendrait travailler près de moi, au moins la matinée, où forcément je suis seule, puisque Rogatienne se lève tard et que vous me remplacez dans la maison, ma chère amie.

— Moi aussi, je m’étais figuré cela. Il nous faut en rabattre. »

La vieille fille hésita, ayant l’air de réfléchir, puis se décidant tout à coup :

« Tenez, Sophie, reprit-elle, j’aime autant vous l’avouer, ce que vous venez de me dire, je l’ai fait observer à Claire, hier soir, pas plus tard ! Elle s’est montrée très surprise et m’a demandé : « Avant que je ne sois là, comment vous arrangiez-vous ? Faites ainsi que vous en aviez l’habitude. Je n’ai aucun plaisir à rester aux côtés des vieilles personnes. J’aime beaucoup grand’mère, mais je ne me sens pas de vocation pour le rôle de lectrice. Je ne saurais de quoi parler avec elle… Et puis, mon plaisir, c’est de flâner au jardin : je flâne. »

— Laissez-la faire, Pétiôto. Il n’y a pas à insister pour le moment. Tout ceci se modifiera à la longue, je l’espère. L’essentiel, c’est que Clairette puisse écrire à ses parents qu’elle se trouve bien auprès de nous. »

Sidonie opina de la tête. C’était tout à fait de son avis. Au reste, indulgente par nature, elle se sentait portée à l’être plus encore pour Claire, qu’elle affectionnait en dépit de ses défauts.

La jeune fille continua donc à jouir de la liberté la plus absolue.

Elle ne sortait jamais sans être accompagnée. Dès lors, que risquait-elle dans ce jardin clos de partout ? Les mauvais jours viendraient assez vite, et l’obligeraient bon gré mal gré à garder la maison…

Ainsi pensaient grand’mère et Sidonie. Rogatienne était moins accommodante. Si Claire se faisait appeler trop longtemps, à l’heure d’étudier son piano, Mme  Lortet se répandait en critiques acerbes sur sa détestable éducation :

« Ah ! si je n’avais pas promis à Victor de faire travailler cette petite peste, comme je la laisserais où elle est, maugréait-elle chaque fois.

— Mais me voici, cousine, j’accours, faisait narquoisement Clairette sans se presser.

— Tu en as bien l’air, impertinente ! Ne pouvais-tu prendre la peine de me répondre ?