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FILLE UNIQUE


CHAPITRE III


Ce matin-là, Théofrède s’en revenait tout grognon du jardin.

Pour contenter Claire, il avait remis le petit bois en état, élagué les basses branches, râpé, ratissé les allées, consolidé les bancs.

Il l’avait fait de bonne grâce, la jeune fille le lui ayant demandé gentiment, en l’appelant, de sa voix câline, « mon bon Théofrède ».

Fatigante matinée tout de même ! En assurant sur ses épaules le lourd fagot, fruit de son émondage, le vieux domestique se disait qu’il se serait bien passé de ce surcroît de travail. « Mais, quoi ! c’te jeunesse, ça s’entend si bien à vous faire marcher ! On n’a pas le cœur de dire non. C’est comme Modeste !… « Vieux, allez donc me quérir mes choux, vous serez un brave homme… Père Théofrède, vous iriez-t-y ben me couper mes épinards ? En pour, je vous régalerai d’une complainte à la veillée. » Sa grand’mère s’occupait de ses commissions elle-même, seulement, de son temps, la vieille « ragogne », on n’entendait pas souvent rire à la cuisine ! »

Ces réflexions, le jardinier de Mme  Andelot les faisait à haute voix ; c’était sa coutume, de parler ainsi tout fort : une manière de se tenir compagnie en se donnant l’illusion d’un voisinage.

Toujours monologuant et geignant, il était parvenu à moitié de l’allée des sapins, lorsqu’un spectacle inattendu le cloua sur place.

Dans cette allée nettoyée la veille, — grand mère la suivant de préférence, Théofrède en prenait un soin particulier, — au beau milieu, comme à plaisir, on avait répandu des feuilles sèches, de l’humus, des plantes agrestes et jusqu’à du bois mort !

« En v’là une farce ! Qui diantre qu’a ben pu apporter ça là ? »

Il posa son fagot, afin de méditer plus à l’aise.

Les deux mains derrière le dos, le buste en avant, il examina le corps du délit, essayant d’en déterminer la provenance.

Lui seul travaillait le jardin ; sa brouette restait à portée du carré qu’il bêchait ; de sa main, sitôt arrachées, les mauvaises herbes y tombaient tout droit.

D’ailleurs, ce qu’il avait sous les yeux ne provenait pas d’un carré de légumes ; ça semblait plutôt extrait d’un fossé.

« Y a des gens qui ne se gênent guère, fouchtra ! gronda-t-il entre ses dents. Est-ce que les particuliers d’à côté auraient le front de m’envoyer leurs… »

Son regard, toisant la hauteur de la triple barrière élevée entre eux, acheva sa phrase par une muette dénégation.

« Un fameux tour de bras ! celui qui lancerait ça du parc ! Ça n’est pourtant pas venu tout seul… »

Il prit le parti de ratisser l’allée. De là-haut, Claire l’avait écouté, riant de ses jérémiades ; et, à l’abri derrière son rideau de verdure, elle le regardait réparer le dégât.

C’était elle la coupable.

Elle se promit bien de n’y pas revenir. À force de chercher, Théofrède n’aurait qu’à découvrir d’où on lui envoyait ces débris !…

Elle lancerait cela dans le parc : il n’y manquait pas de jardiniers dont les réflexions lui importaient peu. Et, d’abord, de ce côté, ce n’est pas dans une allée que tomberait ce dont elle déblayait son chemin. Comment n’y avait-elle pas songé tout de suite ?

Car elle savait à présent que l’on mettait en état la propriété voisine. En revenant d’Arlempdes avec Sidonie, l’avant-veille, elle avait aperçu les ouvriers occupés aux réparations du petit château.