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« Je suis Boer aussi, moi ! Comme vous j’ai perdu à la guerre mon père, mes frères et mes sœurs !

— Et maintenant, ils disent que c’est fini, qu’il faut signer la paix ! articula la jeune fille d’un ton farouche. Est-ce que vous croyez cela possible, vous, que nous ayons ainsi tout perdu pour devenir Anglais ?

— Cela, jamais ! s’écria Nicole avec fureur. Celui qui nous a mis au cœur l’amour de l’indépendance ne peut vouloir que nous trahissions cet amour…

— Nous avons pourtant tout fait pour rester libres !… Si chacun de nous avait eu dix vies, est-ce qu’il ne les aurait pas données de bon cœur pour la cause ?… À quoi cela a-t-il servi, si c’est pour déposer les armes et nous avouer vaincus ?… »

Nicole releva fièrement la tête et une expression d’indomptable énergie passa dans ses yeux gris et sur tout son doux visage.

« … Oui, oui, murmura Rosenn, répondant aux paroles non prononcées. Vous avez raison… il faut « posséder notre âme en patience », comme dit le Saint Livre… Notre tour viendra… L’Éternel est juste, si ses voies sont impénétrables… »

Et s’avançant vers la fermière :

« Que voulez-vous, mère ? demanda-t-elle.

— Ces gens désirent louer la carriole pour aller près de Modderfontein rejoindre la mère de cette demoiselle ; j’ai pensé que tu pourrais les y conduire : ils nous payeront bien. »

La jeune Boer rougit beaucoup.

« Il fut un temps où chevaux et voiture auraient été à leur disposition pour rien, fit-elle tristement. Mais nous n’avons plus même le privilège d’obliger… Il faut vendre un pauvre service qu’il eût été si doux de donner…

— Nous ne vous en saurons pas moins de gré ! s’écria Nicole. Voyez, moi aussi, je suis dénuée de tout ; sans le secours de ces chers amis, je ne pourrais même rejoindre ma mère… »

Secouant tristement la tête, Rosenn se dirigea vers le fourré et se mit à siffler doucement ; au bout de quelques instants, un piétinement se fit entendre et un petit cheval dont l’œil plein de feu brillait à travers une crinière embroussaillée, leva la tête par-dessus la haie, en humant l’air non sans inquiétude. Il n’était entravé d’aucune manière.

« Il sent qu’il y a des étrangers, dit la fermière. Oh ! mais c’est qu’il n’aime pas le red neck[1], lui non plus… »

Gérard, séduit d’emblée par la physionomie du poney, s’était avancé pour lui caresser les naseaux et le front, tandis que, tendant l’encolure, l’animal le flairait avec attention.

« Je voudrais bien avoir quelque chose de bon à t’offrir, murmura le jeune homme. Tiens !… une banane dans ma poche, comme par hasard !… »

Mais, remarquant tout à coup le regard avide que l’enfant fixait sur le fruit, il en ôta l’écorce qu’il donna au cheval, réservant la pulpe ; le petit la saisit et la dévora gloutonnement, tendant les mains pour en avoir d’autres.

« Il faut l’excuser, dit Rosenn confuse ; il est trop jeune pour savoir qu’on ne doit rien demander ; depuis si longtemps, c’est à peine si nous avons un morceau de pain à lui offrir.

— Mais, demanda Henri, est-ce que vous savez où vous procurer les objets de première nécessité ? Je suis tout prêt à vous avancer la somme nécessaire…

— Dieu vous bénisse, mon bon monsieur, fit la mère en reprenant une ombre d’animation, avez-vous jamais vu qu’on manque de rien quand on a de l’argent pour payer ?… Rosenn achètera tout ce qu’il faut en ville et le rapportera.

— Dans ce cas, plus tôt nous partirons et mieux cela vaudra pour tout le monde. Et si votre fille est prête…

— Ce ne sera pas long, dit Rosenn. Je

  1. Nuque rouge : sobriquet des Anglais en pays boer.