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remboursera nos pertes… Mais moi je dis : Qui nous rendra nos hommes — nos fils et nos maris — qui sont morts à la peine ?… Est-ce avec de l’argent qu’on panse ces plaies-là ?…

— La paix !… répéta Nicole en palissant.

— Ne le déplorez pas, Nicole, s’écria Henri. Vous avez tous fait pour votre indépendance plus qu’il n’était humainement possible ! L’honneur est sauf !… Et j’avoue que je ne puis m’empêcher de me réjouir à la pensée de vous emporter hors de ce cauchemar… Vous avez bravement lutté jusqu’au bout… Tant qu’il y aura des hommes ; on se répétera avec admiration les hauts faits du petit peuple boer… Allons, amie, courage !… Et ne tardons pas davantage à aller rejoindre votre mère, qui souffre et pleure seule !

— Vous avez raison, Henri ; il faut s’incliner devant les décrets de la Providence et la remercier d’épargner le reste de nos malheureux frères… Mais avoir tant souffert, tant peiné pour en arriver là !… N’avoir compté que des victoires et perdre notre personnalité morale !… Cela paraît trop dur…

— Vous la regagnerez tôt ou tard, Nicole ! s’écria impétueusement Gérard. Jamais je ne vous considérerai comme vaincus… La Grande-Bretagne sera forcée de vous accorder des conditions honorables, de reconnaître votre autonomie… et vous avez pour vous, du moins, le sentiment du devoir noblement accompli, l’admiration et la sympathie de tous les cœurs haut placés. »

Et, serrant fraternellement Nicole dans ses bras, Gérard ne craignit pas de mêler ses larmes à celles que la jeune fille laissait couler sur son amère déception.


XXII

Conclusion.


La pauvre femme fit traverser à ses hôtes la misérable demeure où elle végétait, seule auprès de ses deux enfants. La toiture à demi arrachée, les murs en ruine, parlaient avec autant d’éloquence que l’état inculte du jardin et du champ. C’était bien là un de ces humbles foyers, de ces tristes nids écrasés au passage par la tourmente de l’ambition humaine et que rien ne pourra édifier à nouveau. La fermière avait vu fusiller sous ses yeux quatre membres de sa famille. Désignant un coin de la cour d’un geste tragique :

« C’est là !… dit-elle. Mon mari fut frappé le premier… puis mon fils, puis mon gendre… et comme Anerl, ma fille, disait aux soldats sa façon de penser, ils l’ont tuée aussi… là… et moi j’étais ici, à la fenêtre de la cuisine… »

Ses yeux secs erraient d’un point à l’autre avec un regard terne et vitreux ; on eût dit qu’elle ne voyait rien de ce qui l’entourait.

Le cœur serré, ses hôtes la suivaient en silence ; ils passèrent la cuisine qui n’était égayée par les préparatifs d’aucun repas ; un morceau de pain noir à moitié moisi et une jatte d’eau semblaient la seule nourriture dont les pauvres êtres dussent se contenter ; l’apparence misérable, le teint terreux de la mère et de l’enfant, disaient assez comment ils s’étaient sustentés pendant de longs mois.

Ouvrant la porte de la cour, la fermière mit la tête au dehors et appela :

« Rosenn !… hé, Rosenn !… Viens donc, veux-tu ?… »

D’abord personne ne répondit ; enfin un mouvement se produisit dans le fourré qui séparait la cour de la rase campagne et une jeune fille d’une douzaine d’années, plus grande et plus forte qu’une Européenne de vingt ans, vêtue d’une méchante robe trop courte et trop étroite, se montra à demi :

« Viens, Rosenn ! répéta sa mère. Ce sont de braves gens. Ne sois pas honteuse… »

La jeune fille semblant encore hésiter, Nicole courut à elle, les mains tendues.