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atmosphères comparées à l’exhilarante pureté de l’éther dont ils étaient les maîtres ? Dans cet élément, Nicole refleurissait comme la rose. Au sortir de la misère du camp de concentration, avec des privations de tous genres, une chaleur accablante, le manque des objets de première nécessité, la nourriture grossière et insuffisante, elle était comme en paradis sur le propre et calme aviateur. Gérard avait arrangé à son intention une « cabine de dames » au centre de la chambre commune, avec des couvertures formant rideaux, mais elle n’avait consenti à s’en servir qu’à la condition que chacun s’y retirerait à tour de rôle pour un temps de repos. Henri et Gérard désiraient que leur chère compagne s’y enfermât au moins dix ou douze heures consécutives sur vingt-quatre ; la vaillante fille avait repoussé cette idée avec indignation en exigeant que les « quarts » fussent également répartis. Grâce à ce roulement, chacun reposait quatre heures pendant que les deux compagnons se partageaient la manœuvre. Les repas étaient simples et réguliers, et la provision d’eau ne risquait pas de manquer, car Gérard avait soin de la renouveler en remplissant tout ce que la soute contenait de récipients disponibles dès qu’on passait à proximité d’un nuage. Nicole et lui déclaraient que l’eau ainsi recueillie était mille fois supérieure à tout ce qu’ils avaient jamais goûté à terre, mais Henri, d’un caractère plus rassis, ne relevait aucune différence appréciable entre cette eau de pluie et celle d’une belle source terrestre.

Le court séjour de l’Epiornis à Ceylan leur avait permis de se ravitailler, grâce au concours de Goûla-Doûla ; Djaldi et sa mère avaient eu soin d’y apporter discrètement une corbeille remplie de fruits exquis, et n’avaient eu garde d’oublier le fruit de l’arbre à pain qui se conserve pendant des semaines et donne l’illusion d’un « croissant » matinal arrivant de chez le boulanger. Gérard appréciait vivement cette savoureuse nourriture et la comparait volontiers à celle dont il avait fallu se contenter sur l’île, biscuit plus dur que la pierre et corned beef ou potted meat plus coriace encore ; on avait eu, il est vrai, du poisson, grâce à lui ; mais quelle nourriture animale vaut un beau fruit ? Nicole partageait son opinion, et c’est avec un plaisir sincère qu’elle mordait à belles dents dans la pulpe fraîche et embaumée de ces fruits, dont, par une incurie incroyable de l’administration militaire, elle avait été à peu près privée pendant tout son séjour au camp, en plein paradis terrestre[1] Ce régime lui était bon, sans doute, car elle paraissait chaque jour plus fraîche et mieux portante.

De son côté, Henri attribuait l’absence de fièvre aux citrons, dont il avait consommé une quantité, Djaldi ayant eu l’excellente précaution d’en placer un sac dans un coin de l’Epiornis. Dès qu’un des voyageurs se sentait assoiffé, il n’avait qu’à étendre la main et presser sur ses lèvres un de ces fruits d’or pâle ; il se trouvait aussitôt désaltéré. Nicole leur conta, à ce sujet, qu’un de leurs parents ayant été atteint de fièvre jaune au Sénégal s’était guéri de cette terrible maladie en prenant des citrons à l’exclusion de toute autre nourriture ou médecine. Les trois voyageurs possédant des dentures en parfait état, ils n’étaient nullement incommodés par l’acidité peut-être excessive de leur fruit favori.

Ainsi lorsque l’Epiornis, au matin du quatrième jour, passa, ailes déployées, au-dessus de l’île de Zanzibar, aucun des voyageurs, pressés d’arriver au Transvaal, ne proposa d’allonger le voyage en y descendant.

« Nous vous reviendrons, n’ayez peur !… cria Gérard saluant de loin le grand relais maritime. Nous sommes de service aujourd’hui, mais l’Epiornis a de robustes poumons et nous ramènera promptement !… »

  1. On sait qu’une légende place le paradis dont furent chassés Adam et Ève dans l’Île de Ceylan.