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— Je ne sais. Certes, je n’ai pas fui la mort, continua simplement la jeune fille. Mais sans doute mon heure n’était pas venue, car j’ai assisté à plus de vingt combats, à un nombre infini d’embuscades et de surprises ; j’ai vu tomber autour de moi Boers et Anglais, frères et ennemis : j’ai pansé indistinctement leurs blessures, et jamais une balle ne m’a même effleurée…

— Nicole, vous avez été héroïque !… Vous avez noblement servi votre pays… Et vous avez l’air si jeune !… ajouta Gérard, frappé de la silhouette enfantine et de l’air ingénu de sa compagne, debout dans sa petite robe noire, ses beaux cheveux blonds un peu défaits autour de son fin visage lui donnant l’air d’une fillette.

— Je suis jeune, je crois… répondit Nicole. Je l’étais, du moins, au début de cette affreuse guerre…

— Et vous le redeviendrez dès que nous pourrons vous choyer et vous consoler à notre aise. Songez à la joie de maman, de Colette, de Lina, lorsqu’elles vous auront au milieu d’elles, avec dame Gudule et le pauvre bébé…

— Oh ! Gérard, quand cela sera-t-il ?… Que sont devenus ma mère et mon petit frère depuis ces longs mois ?… Je ne quitterai certes pas mon malheureux pays, tant que je pourrai le servir… Dès que vous m’aurez ramenée là-bas, je reprendrai mes devoirs d’infirmière… Fasse le ciel que je puisse les continuer encore longtemps !… Mais qui sait combien de temps il nous sera donné de résister à l’oppresseur !…

— Quelle qu’en soit l’issue, s’écria Gérard avec feu, cette guerre restera comme l’exemple le plus achevé d’héroïsme qu’aient donné les temps modernes. Une poignée d’hommes ! Des fermiers !… des paysans, des vieillards, des enfants !… Quinze, vingt mille au plus, tenir tête trois ans à l’énorme puissance britannique ; humilier ces soldats de carrière en cent combats ! Cela est admirable, Nicole !… Vos adversaires eux-mêmes sont forcés de le reconnaître.

— Hélas ! qui nous rendra nos pères, nos frères, nos sœurs mortes… nos demeures dévastées… nos foyers ruinés ?…

— Rien ne peut nous rendre ceux que nous pleurons ; mais n’est-ce pas une consolation de savoir qu’ils sont morts en héros, qu’ils ont donné leur vie pour la plus noble des causes ?

— Oui, les miens sont tombés pour une cause juste et belle… Mais songez, Gérard, à la solitude de ma pauvre mère,… de milliers d’autres mères boers… Elle si fière de sa nombreuse famille ! si orgueilleuse de ses grands fils… de leur force et de leur beauté !…

— Celle qui lui reste, en vaut dix à elle seule ! s’écria impétueusement Gérard ; et, quand tout sera rentré dans l’ordre, nous élèverons le petit à être digne de ses aînés !… Nous ferons de lui un homme, un vrai Mauvilain ! … Nous lui apprendrons à honorer en lui-même le nom que votre père et vos frères ont à jamais illustré… »

Nicole secoua tristement la tête. Mais sur ce jeune visage, pâli par des souffrances et des angoisses trop lourdes, l’aurore d’une joie possible sembla passer doucement.

L’Epiornis poursuivait son vol silencieux ; accablé par la fatigue et la douleur que lui causait son bras foulé, Gérard avait fini par s’assoupir, la main posée sur une des manettes. Toujours allongé à la place où il s’était affaissé, Henri murmurait dans son sommeil des paroles sans suite ; deux taches brûlantes coloraient ses joues ; il s’agitait, en proie à la fièvre montante.

Debout, immobile devant le disque, Nicole avait vu le soleil se lever dans sa gloire et illuminer les plaines de l’Océan. Comme en un rêve, elle serrait de ses frêles mains les leviers qui maintenaient à ces hauteurs vertigineuses le fantastique équipage et l’empêchaient de tomber dans les flots avides qu’elle