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BOURSES DE VOYAGE

En même temps, Tony Renault et les autres envoyaient le gréement du canot, un mât avec sa drisse, une voile avec sa vergue, le foc de l’avant, quatre avirons, le gouvernail, une boussole et la carte générale des Antilles. Il y joignit plusieurs lignes aussi, car il serait peut-être nécessaire de demander à la pêche un supplément de nourriture.

M. Patterson fut le premier à descendre dans l’embarcation. Ce pauvre homme, dont tant d’épreuves avaient brisé le ressort, ne songeait plus ni à son trigonocéphale destiné à périr dans les flammes, ni à ces mots intraduisibles de la citation latine !… Il ne s’inquiétait que d’avoir à courir la mer sur ce canot, dans lequel Will Mitz jeta des vêtements de rechange, des capotes cirées, des couvertures, et un prélart qui permettrait d’établir un taud.

Ces préparatifs furent achevés en un quart d’heure, tandis que les hurlements redoublaient à travers les flammes qui commençaient à dévorer le gréement et la mâture.

Et, à chaque instant, on craignait de voir surgir quelque échappé de la cale en feu, spectre à demi brûlé au milieu des mugissements de cette fournaise…

Il n’était que temps d’abandonner l’Alert. Rien n’avait été oublié, et Will Mitz allait embarquer à son tour, lorsque Niels Harboe de dire :

« Et l’argent ?…

— Oui, répondit Will Mitz, cet argent c’est celui de notre bienfaitrice… Il faut le sauver, ou il sera perdu avec ce navire dont il ne restera plus rien !…

Et, rentrant dans le carré, il prit l’argent déposé dans la cabine du mentor, revint sur le pont, enjamba les bastingages, et, le pied dans le canot, dit :

« Pousse ! »

L’amarre larguée, l’embarcation s’éloigna dans la direction de l’ouest.

À ce moment, une explosion se produisit sous la pression de l’air portée à une haute température dans la cale du navire. Elle fut si violente que le mât de misaine, soulevé de son emplanture, s’abattit sur bâbord avec tout le phare de l’avant. En même temps, l’Alert se coucha sous la secousse pour se relever aussitôt, et l’eau, qui aurait noyé l’incendie, ne pénétra pas à l’intérieur.

Aucun des compagnons d’Harry Markel ne parut sur le pont. Ou ils étaient asphyxiés, ou ils n’avaient encore pu se frayer passage à travers la fumée et les flammes.

Il était alors cinq heures et demie du soir. Le vent assez régulier permettait d’installer la voile du canot, quitte à l’amener s’il venait à fraîchir. Tony Renault et Magnus Anders la hissèrent ainsi que le foc. Will Mitz à la barre, les avirons furent dégagés de leurs tolets et rentrés en dedans. Afin d’obtenir toute la vitesse possible sans compromettre la sécurité, on donna un peu de mou à l’écoute, et ce fut grand largue que l’embarcation glissa à la surface de la mer.

Will Mitz n’était pas à un demi-mille, lorsque les deux autres mâts de l’Alert s’abattirent, après que les haubans et les galhaubans eurent pris feu. Le navire, rasé comme un ponton, gîté cette fois sur bâbord, ne se redressa pas. Puis, peu à peu, l’eau l’envahit, par-dessus les bastingages. Quelques hommes se montrèrent sur son flanc, — entre autres Harry Markel. Le misérable jeta un dernier cri de colère en voyant le canot si loin déjà qu’il serait impossible de le rejoindre.

Enfin, l’Alert, coulant à pic, disparut dans l’abîme. Dieu avait fait justice de ces pirates de l’Halifax échappés à la justice humaine. Du navire, il ne restait que d’informes débris de mâture flottant à la dérive.

En voyant sombrer l’Alert, les jeunes passagers ne purent se défendre d’une profonde émotion, et des larmes mouillèrent leurs yeux.

Cependant, si, depuis une douzaine d’heu-