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Les soldats se jettent parmi les ruelles, pénètrent sans crier gare dans toutes les cabines, fouillent, saccagent, bouleversent devant eux les choses et les gens… Sans perdre la tête, Gérard et Nicole font retraite pas à pas en tournant autour des huttes, à mesure que la troupe s’avance. La jeune fille est légère, comme une ombre. Gérard n’a fait aucun bruit sur ses chaussons de silence ; pas le plus léger frôlement ne les trahit. Bientôt, dépités de leurs recherches vaines, les troupiers se replient, s’éloignent, mais non pas sans que le sous-officier ait pompeusement placé deux sentinelles sur le lieu de l’attaque, et emmené, pour le mettre sous clef, le malheureux qui s’est laissé surprendre. De nouveau le calme règne dans le camp.

Cachés derrière une tente, à genoux sur le sol, retenant leur haleine, les fugitifs ont attendu patiemment que le silence et la solitude se fissent.

Ils se relèvent alors, examinent la position où ils se trouvent : dans l’éloignement ils reconnaissent le drapeau blanc de l’ambulance ; ils se mettent en marche vers ce point, prenant mille soins pour ne rien heurter et ne réveiller personne dans les ténèbres.

Ils progressent ainsi sans encombre depuis deux ou trois minutes, quand une nouvelle alerte se produit. Au détour d’une allée une patrouille s’avance, un homme qui se porte-en tête, un fanal à la main, hèle d’une voix impérieuse :

« Qui vive ! on a remué là… Répondez ou je fais feu !

— Chut ! Laissez-moi faire, dit la jeune fille. Et surtout ne vous montrez pas !… »

Puis, s’avançant tranquille :

« C’est moi, Nicole Mauvilain !

— Ah, bon !… l’infirmière des prisonniers ! » fait le chevronné, dont la voix rude prend un ton de respect. Puis se rappelant sa consigne : « Ignorez-vous qu’il est interdit de circuler la nuit dans le camp ?

— Je ne l’ignore pas, mais vous-même, sergent, vous m’avez laissée passer il y a quelques heures quand j’allais recueillir le dernier souffle d’une fillette de mon peuple, de la pauvre Janik qui m’appelait… Vous avez permis que la malheureuse mère vînt m’avertir que la petite était au moment de passer…

— Bon ! bon ! grommelle le sergent… Pour cette fois encore, je ne dirai rien… Mais rentrez vite. »

Et pivotant sur ses talons, raide comme un piquet, il s’éloigne avec ses hommes, non sans murmurer dans sa barbe qu’il commence à en avoir assez du métier de geôlier…

Nicole est revenue vers l’angle du mur de toile où Gérard est resté immobile, et, se tenant par la main, ils reprennent leur course à travers les tortueuses et sombres ruelles.

Parfois ils sont forcés d’enjamber un corps étendu à terre, un être humain mort ou endormi, ayant bravé la consigne pour venir respirer au dehors un air moins vicié que celui qui remplit les huttes sordides, à peine moins vicié, car une atmosphère lourde, étouffante, les oppresse ; on dirait que les pleurs répandus, les gémissements exhalés nuit et jour dans cette lugubre geôle, ont formé un nuage qui plane sur le camp.

Enfin, Nicole s’arrête. Ils ont contourné l’ambulance, se trouvent sur le terre-plein où, selon les indications que lui donne Gérard, l’Epiornis a dû venir se poser. Hélas ! il n’y est plus…

Qui sait à quelles manœuvres Henri a pu se voir forcé durant cette chaude alerte, alors que des hommes, des lanternes sillonnaient toutes les avenues du camp ? Sûrement il a été obligé de quitter le sol, de planer dans la hauteur jusqu’à ce que le calme fût rétabli.

Saura-t-il du moins regagner la même place ? Oui, sans doute, car le drapeau blanc à croix rouge, vague fantôme immobile, n’a pas quitté son poste, il sert toujours d’indice de ralliement.