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Descendant sans le moindre bruit, grâce aux chaussons dont il s’est muni, sur le conseil de Goûla-Doûla, Gérard se dirige à pas de loup sur le dos de la sentinelle, qui braille toujours ; prompt comme l’éclair, il la coiffe jusqu’au menton de son large chapeau de feutre, lui enroule la tête dans une ceinture de flanelle ; puis, l’ayant ainsi rendu aveugle et muet, il le renverse, lui lie les mains derrière le dos, le laisse comme un paquet sur le sol, avant même que l’autre ait eu le temps de crier à l’aide ou de comprendre ce qui lui arrive.

Une fois son exploit accompli, Gérard allonge un coup de pied au falot, l’éteint, court au wagon, frappe légèrement à la porte, qui s’ouvre aussitôt.

Une silhouette sombre se dessine vaguement.

« C’est vous, Nicole ? Vite !… Ne perdons pas une seconde ! Venez !…

Prenant la main de la jeune fille, il l’aide à descendre, l’entraîne vers le point où il croit pouvoir regagner l’Epiornis. Mais, dans l’émotion de ce moment critique, il a perdu son orientation. Il erre un instant, incertain, se heurte dans l’obscurité contre un obstacle imprévu, réveillant un chien qui commence à aboyer.

« Où donc est l’ambulance ? demande-t-il à voix basse, et s’arrêtant court.

— Au nord de ma cabine, répond la jeune fille, qui, toujours brave et maîtresse d’elle-même, n’a marqué ni par un mot, ni par un geste la frayeur ou le découragement.

— C’est-à-dire en face de l’entrée !

— Oui.

— Alors Henri est en arrière. Croyez-vous pouvoir retrouver l’ambulance ?

— J’essayerai, je ne me rends pas très bien compte de la place où nous sommes… »

En ce moment des jurons, des cris, des appels retentissent dans la nuit.

Help !… The camp is attacked… Help, boys !… Mercy !… The devil is on us ! [1].

Surexcité par ces clameurs, le chien jappe de plus belle ; on entend des pas précipités ; une patrouille débusque en courant, projetant aux alentours la lueur de plusieurs lanternes. Plaçant Nicole derrière lui, Gérard s’arrête dans l’ombre contre une cabine ; ah ! s’il pouvait seulement décharger le snyders de la sentinelle qu’il a emporté !…

Cependant les soldats sont auprès de leur camarade abattu, qui est parvenu en se débattant à se désemmaillotter et qui jure, encore à moitié pris dans ses liens. Ils achèvent de le dégager, le remettent sur pied ahuri et furieux.

« Où est ton fusil ? demande rudement le sergent à moustache grise qui commande la patrouille.

The devil has taken it ! (Le diable me l’a pris) répond le héros d’un air effaré.

None of your sauce ! (pas d’impudence !) où est ton fusil ?

— Je ne sais pas… Il était là… Mais le diable est venu par derrière… et le fusil n’y est plus…

— Prends garde de passer au conseil de guerre pour avoir été trouvé sans armes à ton poste… Et d’abord qui t’a accommodé de la sorte ?

— Je n’en sais rien… si ce n’est le malin en personne…

— Tu n’as rien entendu ?

— Non, Votre honneur !

— Tu dormais, je vois ça !

— S’il vous plaît, Votre honneur, je ne dormais pas.

— Que faisais-tu, grande bête ?

— Je chantais…

— Tu chantais ?… Voyez un peu le beau rossignol ! Mais assez causé… Il s’agit de retrouver la carabine, et celui qui l’a volée… Ça, mes garçons, qu’on fouille partout, et vivement !… »

  1. À l’aide !… On attaque le camp !… À l’aide, garçons !… Miséricorde !… Le diable est sur nous !…