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une clarté éclatante, autant que celle d’un beau jour d’occident. Il est minuit passé quand la lune redescend, disparaît enfin sous l’horizon, ne laissant le bleu sombre du ciel éclairé que par des myriades d’étoiles.

C’est le moment. Déjà, depuis une heure, Henri et Gérard ont exigé que leurs guides regagnent la maisonnette et les laissent seuls à l’entreprise qu’ils vont tenter. Ils ont vu la poitrine de Djaldi secouée de sanglots, mais sont restés inébranlables dans leur résolution de ne pas l’admettre à bord.

L’Epiornis est sorti de son abri ; le voici libre et bientôt planant dans les airs. Henri le dirige aussitôt vers le camp dont il a, tout le long du jour, déterminé la position, la distance et la configuration, sur les renseignements minutieux donnés par Goûla-Doûla. La nuit n’est pas si obscure qu’on ne puisse distinguer vaguement la forme des choses ; et, grâce à son excellente vue, servie par une lorgnette marine, Gérard parvient à distinguer le drapeau blanc à croix rouge qui flotte sur sa hampe. Joyeux, il annonce la nouvelle, et, après avoir pris position au-dessus de ce point, l’Epiornis commence à descendre lentement.

Voici qu’il se trouve à cent mètres environ au-dessus de l’ambulance. Le drapeau, tout à l’heure faiblement agité, pend immobile, car une sorte de calme pesant s’est abattu sur l’atmosphère et, en même temps, la nuit s’est épaissie. Penché au-dessus du bord, Gérard compte anxieusement les cabines dont la forme, de plus en plus vague, se profile, grisâtre, sur le sol. Et Henri, suivant les indications qu’il lui jette à voix basse, gouverne de façon à venir effleurer, ainsi qu’il a été convenu, sur la bâche même du wagon.

Mais qu’arrive-t-il ? Gérard étouffe une exclamation de surprise, hésite une seconde, puis rapidement :

« Change de direction, Henri ! Vite, un peu à gauche ! nous ne pouvons descendre où il a été dit. Devant la huitième hutte, — oh ! c’est sûr, j’ai compté dix fois, — devant cette hutte ou ce wagon, je vois une lanterne posée à terre et qui l’éclaire en plein !… Qu’est-ce que cela veut dire ? Nicole aurait-elle été assez mal avisée pour allumer un fanal, afin de nous indiquer sa demeure ?

— Jamais, répond Henri. Ou bien elle est soupçonnée, surveillée ; ou ceci est un malencontreux accident auquel il faut remédier. Discernes-tu, près d’ici, quelque emplacement vide où nous puissions nous poser dans l’ombre ? »

Gérard détermine tant bien que mal un endroit propice, et Henri manœuvre pour atterrir. Tout à coup, une voix discordante rompt le silence de la nuit, commence à beugler une chanson chauvine. Puis, abandonnant ce thème guerrier, le chanteur entonne une romance sentimentale fort en honneur parmi la soldatesque :

The girl I left behind me[1]

avec le plus pur accent faubourien de Londres :

The gurl I left be’ind me.

Et la suite, « faisant la nuit hideuse » par sa lourde et grossière gaîté, et empêchant les infortunés malades de dormir.

— La sentinelle charme ses loisirs en se donnant un petit concert ! murmure Gérard.

— Il est tout près de la cabine de Nicole, n’est-ce pas ?

— Planté juste en face de sa porte, avec sa lanterne et sa carabine entre les jambes. Impossible que le plus léger mouvement s’y produise sans qu’il en soit averti : le diable l’emporte !

— Il faut nous débarrasser du bonhomme ! dit Henrri brièvement.

— Allons-y ! »

Les deux frères ont bientôt réglé leur place.

  1. L’amie que j’ai laissée au pays.