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chander tes fruits, et toi tu refuseras de les donner pour le prix que j’offrirai. Comprends-tu ?

— Oui, oui ! Sois tranquille, Mem Sahib ! Je vais faire le méchant, comme si j’étais un vrai soldat ! » répondit gaiement Djaldi.

Nicole reprit son chemin parmi les huttes et les tentes délabrées, s’arrêtant souvent pour donner quelques douces paroles à ses compagnons de captivité. Son passage était salué d’expressions d’amour et de reconnaissance ; les petits s’attachaient à sa jupe et lui baisaient les mains, enfin elle atteignit un mauvais wagon qui reposait sur ses brancards, et ayant fait mine d’y entrer, reparut bientôt au dehors.


XIX

L’infirmière des prisonniers.


Djaldi s’avançait en flânant ; elle l’appela de loin.

« Par ici, marchand de fruits ! »

Un soldat anglais, qui allait et venait d’un air las, s’arrêta, les mains croisées sur le canon de sa carabine, pour assister à l’entretien.

« Tu as de belles pèches, mon petit, commença Nicole. Combien les vends-tu ?

— Plus cher sans doute que tu ne peux payer ! fit d’un air rogue le petit marchand, promenant un œil dédaigneux sur le logis de l’acheteuse. Vingt-quatre anas[1] les six.

— C’est plus en effet que je ne puis y mettre, dit-elle d’un ton de regret. Voudrais-tu m’en donner pour la valeur de quatre anas ?

— Je ne vends mes pèches qu’à la demi-douzaine.

— Alors il faudra que je m’en passe.

— C’est ça ! L’abstinence est une grande vertu… on gagne le ciel à la pratiquer !

— Mais toi, si tu veux gagner le ciel, fit doucement Nicole, pratique la vertu de générosité ; offre gratuitement tes beaux fruits à ces pauvres malades dont les lèvres sont desséchées par la fièvre…

— C’est donc pour eux que tu les voulais ?

— Oui ; moi je suis jeune et forte. Je n’ai besoin que d’un morceau de pain pour me soutenir ; mais le cœur se brise à voir ces enfants et ces vieillards privés de tout…

— Si vous voulez promettre de les garder pour vous et de ne pas les donner au premier mendiant venu, je vous paye toute la corbeille, plaça ici le troupier qui avait écouté le débat.

— Je vous remercie, répondit Nicole avec calme. Personnellement, je n’ai besoin de rien. Mais, si vous donnez aux malades, Dieu vous récompensera.

— Plus souvent ! m’éboursiller pour un tas de geignards et de fainéants ! Ah ! mais non… Allons, ne faites pas les dégoûtés. C’est moi qui régale ! En attendant, je m’en vas y goûter. »

Et, arrachant rudement la corbeille, il la plaça sur le devant de la charrette et se mit à fourrager parmi les beaux fruits, qu’il mordait à même.

« Eh bien, vous n’en mangez pas ? » fit-il suçant ses doigts ruisselant de jus.

Mais déjà Nicole avait gagné l’intérieur de sa cabine.

« Toi alors ! dit le soldat avec colère, s’adressant au petit marchand. C’est ennuyeux de manger seul. Je n’aime pas à « faire suisse », moi.

— Merci. Je n’ai pas faim.

Tous les mêmes ; plus ils sont gueux et plus ils sont orgueilleux ! » grommela le soldat, déçu dans ses vagues intentions de libéralité.

Tirant de sa poche une poignée de menue monnaie, il choisit la plus mince et la jeta au petit marchand.

  1. Petite monnaie de cuivre.