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comme il le disait très justement, elle porte une vie charmée… »

À mesure que la nuit tombait, l’Epiornis, rétrécissant les cercles qu’il décrivait au-dessus de l’île, se rapprochait du sol par degrés. On distinguait quelques lanternes fumeuses s’allumant sur divers points de l’enclos, les unes suspendues à des piquets, les autres posées à terre aux carrefours formés par les huttes et les charrettes délabrées.

Une chaleur de fournaise, une odeur de misère, de fièvre et d’entassement s’exhalait de ce lieu de douleurs, digne des cercles infernaux de Dante. C’était pitié de songer qu’à peu de distance tant de fruits, tant de fleurs embaumaient l’air libre et pur de l’île, tandis qu’ici des malheureux agonisaient dans une atmosphère pestilentielle.

Quelques ombres languissantes se traînaient avec effort hors des misérables huttes, dans l’espoir de trouver à la nuitée un peu de fraîcheur. Mais en même temps que le soir avançait, une lourde vapeur se dégageait de la terre, planait au-dessus du camp, cachant aux infortunés prisonniers les clémentes étoiles, la voûte azurée qui, pour un instant peut-être, leur eût fait oublier les tristesses et les laideurs d’alentour.

Inutile d’espérer discerner aucun détail et surtout reconnaître aucune figure à travers le rideau opaque qui venait s’interposer entre le camp et les voyageurs ; mais, tant qu’ils l’avaient pu, ils avaient pris soin d’en noter la configuration, le plan, le nombre, la disposition des postes militaires, tout ce qui était susceptible, en un mot, ou de favoriser leur projet ou de lui faire obstacle.

Un point s’imposait tout d’abord : c’est que l’enceinte était très fortement gardée. Non seulement chaque issue était pourvue d’un corps de garde, mais on voyait un grand nombre de soldats à l’intérieur, facilement reconnaissables à leur uniforme « kakki » et qui, la carabine sur l’épaule, ne cessaient de sillonner les ruelles et avenues de la cité improvisée. La présence de cette troupe armée dans le camp annulait du premier coup le plan primitif qui était de venir se poser à l’intérieur avec l’Epiornis, sans se mettre en peine de passer les portes, et d’enlever Nicole de vive force. Il fallait ruser, trouver moyen de se cacher, tandis qu’on chercherait à entrer en relation avec la prisonnière, et, pour l’heure, ne point s’attarder davantage en un lieu d’où l’on ne discernait plus rien, mais où l’on pouvait être aperçu et, par conséquent, exposer la précieuse machine au risque d’être une seconde fois mise en pièces ou capturée.

D’un bond, l’Epiornis remonte dans l’espace, et, sur les indications de Djaldi, on prend le chemin des grottes où l’on espère pouvoir le loger en sûreté. Bientôt un vaste champ de riz se déroule aux pieds des voyageurs, bordé de bambous, de banians, du curieux arbre à coton, dénué de feuilles, mais couvert de fleurs flamboyantes qui le font ressembler de jour à une torchère allumée. Sur la lisière du champ s’élève la case du père de Djaldi ; dans les rochers qui s’entassent au bord de la mer sont situées les caves où l’Epiornis va trouver un abri jusqu’à l’heure propice.

On plane un instant sous la lune éclatante, puis on descend lentement au centre d’un petit cirque sablonneux entouré d’un massif de rochers, et, ayant posé le pied à terre, on a bientôt choisi, sur les indications de Djaldi, la grotte où l’aviateur sera le mieux placé. L’y ayant amené et soigneusement dissimulé au moyen de broussailles et de branchages, les voyageurs se mettent en route pour la maison de l’interprète.

Djaldi, ivre d’impatience et de joie, bondit comme un chevreau parmi les rochers, jurant ses grands dieux qu’il connaît ici chaque pierre et chaque touffe d’herbe, aussi bien que le creux de sa main, et n’aura aucune