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JULES VERNE

De cette réponse, rassurante, il fallait bien que M. Patterson se contentât. Toutefois son imagination très surexcitée lui laissait entrevoir des retards considérables… Et si le navire ne parvenait point à rallier la Barbade ou toute autre île de l’Antille, s’il était rejeté au large, si quelque tempête se déchaînait, que deviendrait-il sans capitaine, sans équipage ?… Le pauvre homme ne se voyait-il pas entraîné jusqu’aux extrêmes limites de l’Océan… jeté sur quelque rivage désert de la côte africaine… abandonné pendant des mois, et, qui sait, des années ?… Et alors, Mrs Patterson, ayant toute raison de se croire veuve, après l’avoir pleuré comme il convenait… Oui ! ces navrantes hypothèses se présentaient à son esprit, et ce n’est ni dans Horace ni dans Virgile qu’il eût trouvé une consolation à sa douleur !… Il ne songeait même plus à essayer de traduire la fameuse citation latine de Tony Renault.

La matinée n’amena aucun changement dans la direction du vent. À midi, Will Mitz résolut de courir un nouveau bord. Mais, la mer étant plus dure, l’Alert ne réussit pas à virer vent devant, et il fallut le faire, lof pour lof.

La voilure établie, Will Mitz, succombant à la fatigue, s’étendit sur la dunette près de l’habitacle, tandis que Louis Clodion tenait la barre.

Après une heure de sommeil, il fut réveillé par des cris qui partaient de l’avant, où Roger Hinsdale et Axel Wickborn étaient de garde près du poste.

« Navire… navire !… » répétait le jeune Danois, la main tendue vers l’est.

Will Mitz se précipita vers le bossoir de tribord.

En effet, un bâtiment se montrait de ce côté, faisant la même route que l’Alert. C’était un steamer, dont on ne voyait encore que la fumée. Il marchait rapidement, et sa coque apparut bientôt à la ligne d’horizon. De ses deux cheminées s’échappait une fumée noire, et il devait pousser ses feux.

On s’imagine ce que fut l’émotion des jeunes passagers, tandis que ce bâtiment se rapprochait. Peut-être touchaient-ils au dénouement d’une situation si sérieusement aggravée avec cette persistance des vents contraires.

Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce steamer dont on ne perdait pas un mouvement.

Will Mitz se préoccupait surtout de la direction qu’il suivait en gagnant vers l’ouest. Mais, ce qu’il observa aussi, c’est qu’à continuer sa route, le steamer ne couperait pas celle de l’Alert, et en passerait au moins à quatre milles. Il décida donc de laisser porter, afin de croiser ce bâtiment, d’assez près pour que ses signaux fussent aperçus. On brassa les vergues des deux huniers et de la misaine, on mollit les écoutes de la brigantine et des focs, et l’Alert arriva de plusieurs quarts sous le vent.

Une demi-heure après, le steamer n’était plus qu’à trois milles. Ce devait être le transatlantique d’une ligne française ou anglaise, à en juger par ses formes et ses dimensions. S’il ne modifiait pas sa marche en lofant, les deux navires ne pourraient entrer en communication.

Par ordre de Will Mitz, Tony Renault hissa au mât de misaine le pavillon de pilote, blanc et bleu, en même temps que le pavillon britannique se déployait à la corne du mât d’artimon.

Un quart d’heure s’écoula. L’Alert, vent arrière alors, ne pouvait faire davantage pour se rapprocher du steamer, qui lui restait à trois milles dans le nord. N’ayant pas reçu de réponse à leurs signaux, Roger Hinsdale et Louis Clodion allèrent prendre deux carabines au râtelier du carré. Plusieurs coups furent tirés. Le vent portant en cette direction, peut-être ces détonations seraient-elles entendues ?