Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/677

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laissé voir. Suant, souillant, le visage égratigné, les mains en sang, Gérard commençait à craindre de rentrer bredouille, lorsqu’un tout petit murmure, bien reconnaissable, se laissa percevoir à quelque distance. Avec un cri de joie, il s’élance, ne fait qu’un bond à travers les halliers, grimpe un talus gazonné, le redescend comme une flèche, s’arrête au bord d’un clair ruisseau roulant paisiblement sur un lit de cailloux blancs et polis. Arracher sa jaquette, plonger sa tête dans l’eau, s’y débarbouiller, s’y désaltérer à longs traits, tout cela fut l’œuvre d’un instant. Puis, ayant rempli son baril, il se hâta de reprendre le chemin du baobab, non sans regretter d’abandonner la fraîcheur délicieuse du bord de l’eau, craignant d’augmenter par une minute d’inutile retard l’inquiétude que pourrait causer son absence prolongée.

Son fardeau augmentait la difficulté du trajet ; mais, d’autre part, la trace de son passage récent à travers le fourré lui facilitait le retour et lui eût permis de se retrouver même sans la sonnette de Djaldi, qu’il entendait de plus en plus claire à mesure qu’il se rapprochait.

Or, voici que ce tintement, jusqu’ici régulier et parfaitement conforme aux instructions de Gérard, semble se détraquer. Une volée de coups de sonnette, stridente, furieuse, désordonnée, éclate soudain, pareille à une cloche d’alarme.

Que se passe-t-il ?

En vain Gérard veut presser le pas ; chacun de ses mouvements est entravé, ralenti par la lourde charge qu’il porte, par les lianes et les ronces qui relient l’un à l’autre les arbres centenaires. Enfin, se ruant à travers les obstacles, il parvient à les surmonter de vive force ; tandis que la petite cloche affolée ne cesse de tinter, il débusque brusquement en face du baobab et s’arrête stupéfait.

Le premier objet qui frappe sa vue est Djaldi, le dos arc-bouté, la tête basse, accroché de toute la force de ses petits bras à la taille d’une espèce de géant à barbe blanche, lequel, gambadant comme un diable, agite en triomphe la sonnette au-dessus de sa tête grimaçante.

Gérard se ressaisit promptement ; il s’élance d’un bond et tombe sur le sauvage habitant de l’île, auquel l’enfant n’a pas craint de se mesurer… Le sauvage se retourne, en poussant quelques cris inarticulés… et, dans cette face enflammée, entourée d’une chevelure et d’une barbe neigeuses, Gérard reconnaît un Hamadryas, un des singes les plus grands et les plus féroces qui soient ! Grinçant des dents, l’animal brandit d’une main la sonnette dont la clameur semble le griser, de l’autre une énorme massue, branche d’arbre brisée par quelque tempête et dont son instinct l’a porté à s’armer. À la vue de Gérard, il arrête un instant sa pantomime, recule en faisant entendre un sourd grognement.

« Djaldi ! fait Gérard à demi-voix, dépêche-toi ! … Tâche de grimper pendant que je m’occupe à amuser ce monsieur… Vite ! Veux-tu bien te dépêcher !

— Ma sonnette !… gémit Djaldi. Il m’a pris ma sonnette, Sahib. Veux-tu bien me rendre ma sonnette, méchant vieux !… Voleur !… »

Et, à grands coups de pied dans les jambes, il essaye de faire comprendre à l’individu simiesque que le bien mal acquis ne profite jamais.

« Ta sonnette !… il s’agit bien de cela, en vérité ! murmure Gérard se rapprochant doucement de l’animal, lequel, retroussant ses lèvres, lui montre deux rangées de dents formidables ! … Oui, mon gaillard, tu me fais une très laide grimace, mais tu ne me fais pas peur… »

Reculant pas à pas devant le regard étincelant de Gérard, le grand singe grince des dents plus que jamais, roule des yeux furibonds, fait entendre une série décris rauques et discordants, brandit sa terrible massue…