Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/674

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien que j’ai ma dose légitime de sommeil.

— Hourrah ! fit Gérard. Achève de te remettre avec un solide goûter, et tu ne sentiras plus, j’espère, la fatigue.

— C’est toi qui dois la sentir ! reprit l’aîné, se dépêchant de suivre le conseil pour aller plus vite relever son frère. À quelle hauteur pouvons-nous bien être ? continua-t-il, examinant le ciel.

— Nous avons trotté sec, dit Gérard. Je ne serais pas surpris que nous eussions atteint et même dépassé le 43e parallèle où nous nous trouvions selon toi quand il a fallu tourner les talons… Tout paraît calme à cette heure. Mais quelle absence de terres dans cette partie du monde ! Depuis que nous naviguons, je n’ai pas aperçu l’îlot le plus minuscule !

— Peut-être aurons-nous plus de chance avant que la nuit vienne, répliqua Henri en reprenant sa place au moteur.

— Que nous importe ? demanda son frère. Nous sommes assurés de toucher avant longtemps la terre de Ceylan ; et jusque-là nous avons plus que le nécessaire dans notre garde-manger… Je me trompe, la fontaine est à sec, ajouta le jeune homme secouant les flancs d’un baril de tôle qu’ils avaient emporté rempli d’eau. Plus une goutte ! C’est dommage : j’ai justement une soif de tous les diables !…

— Et moi, lit Henri soucieux, j’ai hâte d’atterrir pour une autre cause. Je remarque un petit déclenchement. Oh ! rien d’essentiel n’est atteint (comme Gérard faisait entendre une exclamation). Mais on ne saurait, n’est-ce pas, exagérer les précautions quand on expérimente sur une machine si nouvelle… et je t’avoue que, si je pouvais avant peu arrêter l’équipage, je serais fort soulagé.

— Est-ce moi qui ai commis le méfait ? demanda Gérard.

— Jamais de la vie ! Ce qui arrive est le résultat inévitable du frottement. Pense à la dépense inouïe de force motrice que nous faisons depuis plus de trente heures ! Je n’avais pas été, crois-le, sans prévoir cette usure : j’ai tout ce qu’il faut pour y remédier — tout, sauf un point d’appui. Je ne puis remplacer la pièce élimée que dans la plus parfaite immobilité. Et comment l’obtenir en plein azur ?…

— Ce sera un problème à creuser pour les futurs loisirs : je ne désespère nullement de te le voir résoudre. Souhaitons, en attendant, que cette bienheureuse terre ne tarde pas à se montrer… Je m’en vais faire office de vigie et je te réponds que je n’en laisse pas passer large comme mon mouchoir, sans la signaler.

— Et du repos ? Et du sommeil ? N’en prendras-tu pas à ton tour ?

— Plus tard ! Plus tard ! Je me sens, je t’assure, aussi éveillé qu’une pochée de rats… »

Luttant de toutes ses forces contre l’envahissante somnolence qui voulait le terrasser après ce long effort, Gérard réussit à se tenir aussi éveillé qu’il le disait, et, pendant une demi-heure, il demeura à l’arrière, armé de sa lorgnette marine, explorant d’un œil aigu la vaste étendue des vagues. Soudain il eut un cri de triomphe :

— Terre ! Terre !

— Où cela ? demanda Henri saisissant fébrilement sa lorgnette. Je ne vois rien !

— Pas de ce côté ! Pas en avant ! Sud-est…

Nous l’avons dépassée sans la voir. Une grosse brume pareille à une colonne de fumée la dissimulait. Mais le nuage s’est dissipé. Je la vois distinctement. C’est une île toute verte, toute petite !… Fais machine en arrière, Henri ! Je t’affirme que je ne me trompe pas : Tu sais que j’ai bonne vue. Vire de bord sans tarder. Avant dix minutes nous toucherons terre.

Sans un mot de plus, Henri abandonna son inutile lorgnette, et, imprimant au moteur l’impulsion voulue pour obéir aux indications minutieuses que Gérard ne cessait de lui en-