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attachée bas dans un arrière-train avalé ; métis de chacal et de loup.

Les premiers qui signalèrent ma présence en attirèrent d’autres ; j’allais être entouré sans le secours que m’apporta le « khalifa » du caïd. Délivré à coups de matraque et de cailloux lancés, je m’empressai de rentrer, préférant encore subir une conversation arabe plutôt que d’abandonner un morceau de mes mollets.

Particulièrement soignée, la cuisine de Slimane. Jamais, jusqu’à ce soir, je n’avais mangé d’aussi délicieuse « chorba[1] », d’aussi savoureux ragoûts, un couscouss et des gâteaux au miel si appétissants. Comme boisson, outre les vins habituels, dont, bien entendu, nous étions seuls à boire, M. Naimon et moi, on nous offrit du lait de chamelle. J’en pris d’abord par simple amour de la couleur locale, tout en lui trouvant un goût fort et âcre ; j’en bus ensuite par bravade, malgré des recommandations reçues : « Méfiez-vous, René ; dangereux, le lait de chamelle… »

L’heure du coucher venue, on replia les tapis pour former des espèces de lits, on entoura le bas de la tente avec de l’alfa pour empêcher le froid d’y pénétrer ; enfin on nous laissa, et rapidement nous nous endormîmes. Mon sommeil, fort agité, s’entrecoupa de nombreux réveils, dus à ce maudit lait de chamelle… Ah ! que monsieur Naimon avait eu raison de me prévenir ! Mais pouvais-je croire à une telle force purgative ?

Au matin :

« Slimane, partons-nous à cheval ou à pied ?

— À pied ; c’est là, tout près ! »

Déjà depuis longtemps des rabatteurs — une cinquantaine — se sont mis en route pour battre la montagne.

Barca, le nègre du caïd, s’apprête à nous suivre, portant dans une musette les reliefs du dîner de la veille destinés au déjeuner du jour.

Nous-mêmes n’attendons plus que le signal du départ.

Comme le mouflon est un animal très méfiant, il faut, en le chassant, se couvrir de vêtements dont la nuance se confonde le plus possible avec celle du sol. Aussi M. Naimon disparaît entièrement dans une « djellaba[2] » marocaine de teinte grise et neutre. Pour moi, mon complet couleur feuille morte doit suffire. En route !

Quels marcheurs que Slimane et Barca ! Ils avancent dans la plaine avec une légèreté inouïe, à travers les ronces et les alfas. M. Naimon les suit sans peine ; moi, tout de suite, je perds du terrain ; sûrement ils me sèmeront plus tard, dans la montagne ! Nous y voici pourtant. Devant ces ravins aux flancs escarpés et ces pentes inclinées qu’il va falloir escalader (Dieu sait à quelle allure !) mon courage faiblit ; je songe à demander grâce. Eh bien, non ! mon amour-propre me soutiendra. Mais quelle pénible ascension ! Comme l’attelage du coche autour duquel bourdonnait la mouche, je « … suais, soufflais, étais rendu ».

De temps en temps, Slimane s’arrêtait, se retournait vers moi, son doux sourire relevé d’une pointe de moquerie. Puis il repartait, s’éloignant de plus en plus. Quant à Barca, qui ne quittait pas son maître, bien que nu-pieds, il sautillait de roc en roc et les pierres les plus pointues ne semblaient nullement l’incommoder : quelle épaisseur de calus le préservait donc ? M. Naimon se maintenait à leur hauteur. Et moi, mesurant d’en bas la distance qui me séparait d’eux, je les suivais d’un regard d’envie. Enfin je les vis s’installer, tout en haut, sous un grand diable de rocher qui surplombait. Allons ! un dernier effort !… M’y voilà, enfin, ouf ! Ô douceurs d’un repos péniblement gagné ! Avec volupté, je m’affalai auprès du « gachouch[3] » froid, servi sur

  1. Chorba, soupe au mouton, épaissie de vermicelle.
  2. Djellaba, vêtement marocain fermé avec deux demi-manches, et capuchon.
  3. Le gachouch est une poitrine de mouton rôtie.