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VICTOR FAVET

Jean voudrait bien rentrer. La misérable mansarde qui est son chez lui n’est ni chaude, ni confortable. Le vent y pénètre, les meubles y font défaut et l’on n’a pas les moyens d’y allumer le feu. Mais elle abrite sa mère et ses frères et il se sent si seul, si perdu dans ce grand boulevard bordé de maisons luxueuses, d’hôtels solennels et de rares magasins coquets. Tout ici dit la fortune et respire la vie fastueuse. C’est pour cela que l’enfant y est venu, espérant que ses fleurs y trouveraient de plus nombreux amateurs.

Il a fait tout le possible, hélas ! mais son panier reste plein. Ses violettes, flétries par le froid, n’ont ni parfum, ni apparence. Les belles dames qui descendent de voiture devant quelque grande porte cochère traversent le trottoir sans regarder le mince marchand. Les autres, celles qui passent les mains dans leur manchon, trottant menu sur l’asphalte sec, n’ont nulle envie de s’arrêter pour une telle emplette.

Jean a le cœur gros… Comment dînera-t-on ce soir à la maison ? Les petits l’attendent impatients et affamés. La pauvre maman, couchée sur son grabat, aurait bien besoin d’un peu de bouillon chaud acheté en face chez le traiteur. Son aîné s’était promis tant de joie de lui en apporter si la recette était bonne. Et jamais le produit n’en fut si léger ! La dernière pièce blanche a pris la veille le chemin du pharmacien pour un remède indispensable à la malade. — Comment dînera-t-on ce soir à la maison ?.. Lugubre interrogation qui tinte comme un glas dans la tête pâle où la faim met déjà son vide douloureux…

Et il n’est que quatre heures !…

Traînant ses pieds chaussés de bottines trouées et trop larges — don de quelque voisine compatissante, — le petit longeait tristement le boulevard.

« La belle violette, madame, la belle violette ! … » proposait-il de temps en temps ; mais sa voix se faisait de plus en plus mélancolique et découragée. D’avance, il savait que personne ne s’arrêterait.

Comme il errait, transi et pitoyable, sous la morsure toujours plus aiguë de la bise, son pied heurta quelque chose par terre. Il se baissa. C’était une jolie bourse à mailles dorées comme les dames en portent à leur ceinture. Un anneau pendait, brisé, près du fermoir, indiquant que le mignon porte-monnaie d’or avait dû se détacher brusquement de la trousse dont il faisait partie. Sous les doigts gourds de Jean les deux boules du fermoir jouèrent et, émerveillé, il put contempler plusieurs louis de dix et vingt francs accompagnés de quelques menues pièces d’argent. Une fortune ! De quoi chasser la misère du logis et ramener les couleurs de la santé sur le visage de la pauvre mère…

Les yeux élargis de surprise, le cœur battant à grands coups pressés, Jean resta un instant en admiration, hypnotisé par sa précieuse trouvaille, dont le volume exigu tenait tout entier dans le creux de sa main et n’attirait, par conséquent, l’attention de personne.

(D’ailleurs, les passants se faisaient de plus en plus rares sur la longue avenue silencieuse que le soir glacé envahissait lentement.)

Un tourbillon de joie folle balaya ses angoisses de tantôt… De l’or ! de l’argent ! Le bonheur pour sa mère et ses frères ! (si tendre était le cœur du pauvret que sa joie personnelle était faite tout entière de celle des aimés. Pas une idée égoïste, pas une pensée aux friandises considérées tout à l’heure).. Quelle fête ce soir dans la mansarde ! En une apparition délicieuse, il se vit rentrant chez lui… annonçant la fabuleuse nouvelle ! il entendait déjà les cris de joie saluant le miracle. S’il rapportait dès maintenant le plus pressé ?.. Du bouillon pour la malade, du vin, du pain, de la charcuterie, des gâteaux, un festin pour les bambins ?.. Le lendemain, sa mère lui indiquerait ce qu’il faudrait acheter pour vêtir chaudement chacun. C’est cela… En route !…