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— C’est trop pour moi, qui ne peux pas me permettre ce luxe…

— Bon. Si tu veux te « faire périr » sous mes yeux, tu es bien libre ! Chacun son goût… dit Gérard avec un peu d’humeur.

— Allons, mon vieux, ne te fâche pas ! fit Henri en riant. Et dors un peu, toi qui parles ! Tu dois en avoir besoin, après le mouvement que tu t’es donné pour tout embarquer.

— Non, merci ; tu me prends sans doute pour une marmotte… Si tu es capable de te passer de sommeil, je le suis aussi, je pense.

— À ton aise ; tu sais que j’ai pour principe de laisser chacun agir à sa guise, pourvu toutefois qu’on observe envers moi la même règle de conduite. Et quand nous resterions quarante-huit heures sans dormir !…

— Le mal ne serait pas irréparable, en effet.

— Nous nous reposerons sur la première terre en vue, je te le promets.

— J’enregistre ta promesse… En attendant, il doit être l’heure de dîner ; tiens, dépêche-moi ce sandwich. C’est étonnant ce que cela creuse, ces hauteurs, poursuivit Gérard en s’escrimant à belles dents sur un morceau de biscuit plus dur qu’un caillou et accompagné d’une tranche de corned beef aussi coriace qu’une semelle de botte ; il me semble que de ma vie je n’ai mis une bouchée sous la dent… À propos, et le mioche ?… ajouta-t-il soudain, se rappelant leur petit compagnon. Il doit être affamé, lui aussi… »

Et, se tournant vers le coin où il avait vu s’endormir l’enfant ;

« Hé Djaldi ! lit-il à demi-voix. Tu n’as pas faim ? Non ?… Qui dort dîne, n’est-ce pas ? »

S’approchant doucement du tas de couvertures, afin de ne pas éveiller le petit garçon, le bon Gérard lui apporta sa part du maigre repas, pour qu’il la trouvât à sa portée en se réveillant.

Le crépuscule envahissait peu à peu l’empyrée. Le soleil s’était couché depuis une heure environ, mais une vague lueur baignait encore l’occident. Il faisait juste assez de jour pour que Gérard, à son indicible surprise, s’aperçût que la place de l’enfant était vide…

« Voilà qui est curieux ! fit-il à demi-voix en déplaçant vivement les couvertures encore tièdes. Excepté là-dessous, il n’y a pas le moindre recoin où ce petit singe ait pu se cacher… »

Et un soupçon soudain le faisant pâlir :

« … Le malheureux enfant serait-il tombé par-dessus bord, en voulant regarder au-dessous de nous !… »

Sentant se glacer son sang à cette affreuse hypothèse, Gérard se penche à l’extérieur de la cabine, interrogeant d’un œil terrifié l’immense espace qui s’étend sous lui, redoutant d’apercevoir sur la surface immaculée de l’Océan, un point visible, une pauvre loque humaine qui sera tout ce qui reste du malheureux enfant… Mais il tressaille en constatant que l’aspect de la mer a changé en quelques instants. Au-dessous de l’Epiornis ne s’étend plus ce miroir immobile et muet, mais un chaos de vagues sombres et agitées, d’icebergs errants, de montagnes en marche qui se heurtent, se brisent et se poursuivent farouchement.

Si Djaldi est tombé là, son corps, broyé, a déjà disparu sous les lames bouillonnantes.

Mais comme il ramène les yeux près de lui, de nouveau son cœur cesse de battre, il sent ses cheveux se hérisser sur sa tête.

Au-dessous du ventre de l’Epiornis, accroché des pieds, des mains, des dents, des ongles, ramassé sur lui-même de quelque étrange façon qui semble en dehors des attitudes possibles au corps humain, Gérard a vu le petit Hindou… Il n’ose faire un mouvement, pousser un cri, de peur de l’effrayer et de lui faire lâcher prise. Mais, tandis que son esprit envisage avec la rapidité de l’éclair les mesures possibles pour essayer de sauver le malheureux petit être, la tête de Djaldi se