Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/644

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dant d’une légère flexion du poignet chaque mouvement de la machine aérienne, tandis que Gérard, de sa place à l’arrière, laissait errer son regard sur l’espace.

Fatigué d’un silence trop prolongé, il se mit en devoir de décrire à son frère les régions au-dessus desquelles on passait.

« C’est-à-dire que je les décrirais, s’il y avait lieu…, disait-il. Mais toujours rien, rien, rien !… jusqu’ici le trajet manque de variété… ; à perte de vue je vois, non pas « le soleil qui poudroie et la route qui verdoie », comme sœur Anne, mais la mer qui reluit et étincelle… Est-ce curieux, cet énorme espace, cet infini immobile sans un accident, une aspérité qui vienne rompre sa monotonie !… Il me tarde que nous apercevions quelque chose, ne fût-ce qu’un îlot comme le notre… à propos, où est-il passé ?… Bon ! il y a beau temps qu’il a disparu !… pas un pouce de terre sur tout l’horizon… Pauvre vieille île !… l’avons-nous assez maudite !… Et, pourtant, nous avons eu une fière chance de nous échouer là, car qui sait s’il existe au monde un autre squelette d’épiornis ?

— C’est peu probable, fit Henri, sans quitter des yeux son moteur.

— Cet aviateur est un véhicule exquis… Le mouvement est délicieux… On plane, à la lettre… Tu ne trouves pas ?

— Je t’avouerai que je n’y ai pas fait attention ; pourvu que mon moteur se comporte comme je le souhaite, le plus ou moins de moelleux de la traction m’importe peu ; cependant, maintenant que tu me le fais remarquer… »

Il lut interrompu par une vive exclamation de Gérard :

« Mordieu !… qu’avons-nous là ?… quelque chose a bougé sous cette couverture !…

— Sous cette couverture ?… répéta Henri.

— Oui !… là !… encore !… que diable cela peut-il être ?… Il y a quelqu’un là-dessous ! »

D’une enjambée, Gérard fut auprès de la couverture, la souleva brusquement… et blotti, pelotonné sur lui-même, en tas, moitié riant, moitié pleurant, apparut le petit Hindou, qui joignit les mains d’un air de supplication, se voyant découvert.

« Djaldi !… mauvais singe !… comment te trouves-tu là ?… s’écria Gérard au comble de l’étonnement.

— Djaldi bien peur du commandant… bien fâché d’avoir fait du mal au vieux Sahib… Alors pendant que tout le monde soignait le bon père, Djaldi se faire petit, petit… et se cacher dans le ventre du grand oiseau…

— Sournois !… tu voulais absolument partir, et, comme on déclinait l’honneur de ta compagnie, tu t’es mis du voyage en contrebande, hein ?

— Djaldi bien sage !… ne pas bouger !… ne pas faire de bruit… et aimer beaucoup, beaucoup les bons Sahibs de France !… ne pas aimer les Sahibs English… et Djaldi pas bien gros… peu manger…

— Pauvre moucheron !… tu ne pèses ni ne manges guère en effet… Mais ne comprends-tu pas que tu as mal agi en partant en dépit des ordres du commandant ?… On sent qu’on fait mal, quand on est obligé de se cacher, Djaldi. Est-ce qu’on ne t’a pas appris cela ? »

Le petit Hindou baissa la tête.

« Le grand Sahib pardonner à Djaldi ?… ne pas l’envoyer en bas ?… demanda-t-il en jetant un regard furtif vers Henri, dont le caractère froid et réservé lui imposait une secrète terreur.

— T’envoyer en bas !… nous prends-tu pour des ogres ? s’écria Gérard en frissonnant. Écoute, nous sommes bien obligés de te garder, puisque tu es là, mais fais bien attention que tu ne dois gêner en rien la manœuvre. Il faut te tenir dans ton coin, ne pas bouger, pour ne pas compromettre l’équilibre du grand oiseau, ne pas essayer de regarder par-dessus bord, en un mot faire pardonner ta présence en te conduisant en passager raisonnable et bien élevé.