Gruthuse. — Parce qu’il est brave comme un lion.
Jacqueline. — Est-il bon aussi ?
Gruthuse. — Oui, Jacqueline, et surtout pour les pauvres et les petites gens.
Jacqueline. — C’est très bien, cela, très bien. Mais il vaudrait mieux qu’il n’eût pas tant de courage.
Charles, étonné. — Pourquoi donc ?
Jacqueline. — Parce que, quand on est si brave que ça, on fait la guerre, et, la guerre, ça ruine les pays.
Charles, vivement. — Pas toujours ; les guerres heureuses augmentent la puissance d’un prince, et par les conquêtes on gagne de nouveaux États.
Gruthuse, à part. — À moins qu’on ne perde ceux qu’on a.
Jacqueline. — Et pour quoi faire en gagner, quand on en a déjà assez, déjà trop, comme on dit que c’est le cas de notre duc ?
Charles, fronçant le sourcil. — Votre omelette se fait attendre, bonne femme.
Jacqueline, à part. — Oh oui, qu’il est arrogant ! (Haut.) Ne vous impatientez pas, messire, ça va être prêt. (Elle retourne à son feu, et l’instant d’après pose sur la table l’omelette fumante.)
Charles, se déridant. — À la bonne heure ! À table, Gruthuse ! (Ils rapprochent leurs sièges et commencent à manger. Jacqueline reste debout à les regarder.)
Jacqueline, scandalisée, en voyant le duc se servir le premier. — à part. — Ah ! bien, par exemple, voilà qui est trop fort ! et monsieur de Gruthuse qui le laisse faire ! Je ne peux pas souffrir cela, moi ! (Haut à Charles.) « Messire, vous êtes bien malappris ![1] »
Charles, sursautant. — Hein ?
Gruthuse, effrayé. — Jacqueline !
Jacqueline. — Oui, « bien malappris de mettre la main au plat avant monsieur le gouverneur ».
Charles, riant. — Par saint Georges, elle a son franc parler, la bûcheronne ! Ah ! ah ! ah ! ah !
Jacqueline, sévère. — Il n’y a pas de quoi rire. Pour un seigneur de la cour, vous devriez avoir plus de savoir-vivre.
Gruthuse. — Pour Dieu, taisez-vous !
Jacqueline. — Non, messire, je veux lui répéter qu’il est un malappris. Il est jeune, il faut l’avertir pour qu’il se corrige.
Gruthuse. — Mais, malheureuse ! vous ne savez pas à qui vous parlez, « vous ne savez pas que voilà votre maître et le mien, monseigneur le duc de Bourgogne ! »
Jacqueline, saisie. — Oh ! (Se remettant.) Non, je suis bête ! c’est pour rire que vous me dites ça, pour me faire peur, (à Charles.) N’est-ce pas, messire, que vous n’êtes pas…
Charles. — Si, ma bonne, je l’avoue, puisque Gruthuse m’a trahi ; je suis le duc de Bourgogne. Vous vouliez me voir ; eh bien, regardez-moi.
Jacqueline, se jetant à genoux. — Oh ! pardon, monseigneur, pardon !
Charles, avec bonté. — De quoi, ma brave femme ? Relevez-vous donc. Vous aviez tout à fait raison dans votre remontrance. Quand on veut garder l’incognito, il faut se conduire en conséquence et (Souriant.) se servir le dernier.
Jacqueline, toujours à genoux. — Ô monseigneur ! si j’avais su ! (à part.) J’aurais bien dû le deviner quand il me commandait comme ça. (Haut, joignant les mains.) Grâce ! grâce, monseigneur !
Charles, un peu rude. — Qu’est-ce que cette sotte frayeur ? relevez-vous.
Jacqueline. — Oh non, monseigneur, jamais, jamais.
Charles. — Allons, Gruthuse, dites-lui qu’elle est folle de se traîner ainsi par terre.
Gruthuse. — Eh oui, Jacqueline, relevez-vous. Monseigneur n’est pas fâché.
Charles. — Au contraire, « je vois avec plaisir votre respect pour le gouverneur que je vous ai donné. Je vous en sais bon gré, et
- ↑ On a mis entre guillemets les paroles qui ont été vraiment prononcées par la bûcheronne, Gruthuse et le duc.