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JULES VERNE

ditions, Harry Markel avait raison d’attendre… Et il l’avait dit : ce qui ne se ferait pas cette nuit se ferait l’autre… À mesure que l’Alert s’éloignerait des Antilles dans la direction du sud-est, les rencontres de bâtiments seraient plus rares… Il est vrai, au jour, si les alizés reprenaient, Harry Markel devrait virer et courir une bordée au nord-ouest, ou cela aurait paru trop suspect à Will Mitz…

Tandis que John Carpenter et Wagah s’entretenaient ainsi sur la dunette, deux des hommes causaient à bâbord, près du gaillard d’avant.

C’étaient Corty et Ranyah Cogh. On les voyait souvent ensemble, car Corty rôdait toujours autour de la cuisine pour attraper quelque bon morceau que le cuisinier lui tenait en réserve.

Et voici ce qu’ils disaient, — ce que d’ailleurs devaient se dire leurs compagnons, auxquels il tardait tant d’être enfin maîtres de l’Alert :

« Décidément, Harry y met trop de prudence, Corty…

— Peut-être, Cogh, et peut-être n’a-t-il pas tort !… Si on était sûr de les surprendre dans leurs cabines pendant qu’ils sont endormis, on les expédierait sans qu’ils aient eu le temps de pousser un cri…

— Un coup de coutelas à la gorge, cela nous gêne un peu pour appeler au secours…

— Sans doute, Ranyah, mais il est possible qu’ils essaient de se défendre !… Et ce maudit bâtiment ne s’est-il pas rapproché au milieu de la brume ?… Que l’un de ces garçons se jette à la mer et parvienne à gagner le navire, le capitaine aura vite fait d’envoyer une vingtaine d’hommes à bord de l’Alert !… Nous ne serons pas en nombre pour résister et c’est à fond de cale qu’on nous reconduira aux Antilles, puis de là en Angleterre !… Cette fois, les policemen sauront bien nous garder en prison… et tu sais ce qui nous attend, Ranyah !…

— Le diable s’en mêle, Corty !… Après tant de bonnes chances, cette mauvaise qui amène ce navire sur notre route !… Et ce calme qui survient !… Et quand je pense qu’il ne faudrait qu’une heure de bonne brise pour nous déhaler à cinq ou six milles…

— Ça viendra peut-être avant le jour, répliqua Corty. Par exemple, prenons garde à ce Will Mitz, qui ne me paraît point homme à se laisser surprendre…

— Je lui ferai son affaire, déclara Ranyah Cogh, dans sa cabine ou sur le pont, n’importe où il sera !… Un bon coup entre les deux épaules !… Il n’aura même pas le temps de se retourner, et, aussitôt, par-dessus le bord…

— N’était-il pas tout à l’heure à se promener sur le pont ?… demanda Corty.

— En effet, répondit Cogh, et je ne le vois plus… à moins qu’il ne soit sur la dunette…

— Non, Ranyah… Il n’y a que John Carpenter et le steward, et voici même qu’ils en descendent…

— Alors, répondit Ranyah Cogh, Will Mitz sera rentré dans le carré… Si ce satané navire n’était pas là, ce serait le moment… et, en quelques minutes, plus un seul passager à bord…

— Puisqu’il n’y a rien à faire, conclut Corty, allons dormir. »

Ils regagnèrent le poste, tandis que deux hommes restaient de quart à l’avant.

Will Mitz, blotti sous le gaillard où il ne pouvait être aperçu, avait entendu cette conversation. À présent il savait tout… Il savait entre quelles mains était tombé le navire… Il savait que le capitaine était Harry Markel… Il savait que ces misérables voulaient jeter les passagers à la mer… Et cet abominable forfait eût été accompli déjà sans la présence du bâtiment que le calme retenait à proximité de l’Alert !