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JULES VERNE

presque aussitôt, la voix de Will Mitz se fit entendre :

« Navire par bâbord devant. »

Tous les regards se dirigèrent de ce côté. Un grand navire, portant ses huniers et ses basses voiles, apparaissait à quatre milles au vent. Sans doute, il trouvait là un peu plus de brise, et, grand largue, faisait route à contrebord de l’Alert.

Louis Clodion et Roger Hinsdale allèrent chercher leurs lorgnettes et observèrent ce bâtiment qui s’approchait, cap au nord-ouest.

« Damné navire ! murmura John Carpenter à Harry Markel. Dans une heure, il sera par notre travers !… »

Cette réflexion que venait de faire le maître d’équipage, Corty et les autres l’avaient faite également. Si le vent tombait, les deux bâtiments resteraient encalminés pendant la nuit, peut-être à un demi-mille, un quart de mille l’un de l’autre !… Or si, une première fois, sur la cote d’Irlande, Harry Markel avait pu se féliciter de ne pas en avoir fini avec ses passagers, les circonstances n’étaient plus maintenant les mêmes. L’argent de Mrs Kethlen Seymour était à bord et, dans le voisinage de ce navire, le misérable pourrait-il mettre ses projets à exécution ?…

« Malédiction ! répétait John Carpenter, nous n’arriverons donc jamais à nous débarrasser de cette pension-là ?… Est-ce qu’il faudra encore attendre la nuit prochaine ?… »

Le bâtiment, profitant du restant de brise, s’approchait de l’Alert. Mais celle-ci ne tarderait pas à lui manquer.

C’était un grand trois-mâts, à destination soit d’une des Antilles, soit de l’un des ports du Mexique.

Quant à sa nationalité, impossible de la reconnaître, puisque son pavillon ne flottait pas à la corne de brigantine. Cependant il semblait bien que ce bâtiment devait être américain, d’après sa construction et son gréement.

« Il ne parait pas lourdement chargé… fit observer Magnus Anders.

— En effet, répondit Will Mitz, et je croirais volontiers qu’il navigue sur lest. »

Trois quarts d’heure après, le navire n’était plus qu’à deux milles de l’Alert. Comme le courant le portait vers le nord-ouest, Harry Markel espérait qu’il dépasserait l’Alert. Pour peu qu’il fût à cinq ou six milles entre une heure et quatre heures du matin, en admettant qu’il y eût lutte à bord, les cris ne pourraient être entendus à cette distance.

Une demi-heure plus tard, lorsque le crépuscule prit fin, aucun souffle de vent ne se faisait sentir. Les deux bâtiments étaient encalminés à moins d’un demi-mille.

Vers neuf heures, M. Patterson, d’une voix que brouillait déjà le sommeil, dit :

« Allons, mes amis, est-ce que nous ne pensons pas à réintégrer nos cabines ?…

— Il n’est pas tard… monsieur Patterson, répondit Roger Hinsdale.

— Et dormir de neuf heures du soir à sept heures du matin, c’est trop, monsieur Patterson, ajouta Axel Wickborn.

— Et vous reviendrez en Europe gras comme un moine, monsieur Patterson, déclara Tony Renault, en arrondissant les bras autour de son ventre.

— N’ayez la moindre crainte à ce sujet, répliqua le mentor. Je saurai toujours me tenir dans les limites convenables entre la maigreur et l’obésité.

— Monsieur Patterson, vous connaissez le dicton qui nous vient des sages de l’antiquité ? … » reprit Louis Clodion.

Et il commença les premiers vers de ce distique de l’école de Salerne :

« Sex Itoras dormire, sat est

Juveni senique… continua Hubert Perkins.

Septem pigro… poursuivit John Howard.

Nulli concedimus octo ! » acheva Roger Hinsdale.