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abandonner ses protégés. Il se tint le raisonnement suivant :

« Je ne puis disposer ici que de ce que je mange, mais j’ai le pain à discrétion… Pourquoi ne me priverais-je pas de mon superflu pour l’offrir à ceux qui en ont plus besoin que moi… M. Léonard ne s’en apercevra pas, puisqu’il n’assiste jamais à mes repas !…

Et, à partir de ce jour, le lait du matin passa à Pierrot, le fricot du soir à Catherine et à sa maman.

Jaquissou leur apportait le tout en allant au marché, et, par délicatesse, il laissait croire que ces gâteries étaient dues à la générosité de son maître…

Son arrivée était toujours la bienvenue : la malade pleurait, Catherine souriait, et le bébé agitait de contentement ses petits pieds et ses petits bras.

On aurait voulu savoir où habitait le jeune bienfaiteur ; mais, sur ce chapitre, l’enfant se montrait fort discret. Il raconta seulement qu’il était au service d’un vieux monsieur, un tantinet original, qui ne voulait recevoir personne chez lui.

En revanche, il parla beaucoup de sa vie à Chambeyrac… Ses humbles amies croyaient, en l’écoutant, voir la masure où il était né, l’église au porche moussu où il avait été baptisé, et la ferme du père Bourineau au flanc de la colline, et les bœufs rouges et les vaches blondes, et le ruisseau, et les vieux saules, tous les êtres et toutes les choses que Jaquissou avait aimés.

Le petit homme ne s’en tint pas à ses seules charités : bravement, un matin, il entra dans la boucherie qui faisait face à celle du Solitaire.

« Madame, dit-il à la maîtresse de céans, je ne viens rien vous acheter, car mon patron exige que je me serve chez un de vos confrères, mais vous paraissez très bonne… Vous me comprendrez… Dans la rue du Verdurier, il y a une pauvre femme malade qui manque de tout !… Ne pourriez-vous pas la secourir un peu ?… »

La brave bouchère s’essuya les yeux et, tout simplement, elle répondit :

« Mon garçon, je te promets d’aller voir ta protégée. »

Et elle y alla si bien, son porte-monnaie dans la poche, que le loyer en retard fut payé, le pharmacien désintéressé, et bientôt la maman de Catherine et de Pierrot put reprendre sa place dans l’atelier des retoucheuses… Tout cela grâce à Jaquissou !…

(La suite prochainement.) J. de Coulomb.

LE GÉANT DE L’AZUR
Par ANDRÉ LAURIE

X

Premières impressions.


Vers quatre heures du matin, Gérard, sortant subitement d’un sommeil profond, se dressa sur sa couche et, jetant un coup d’œil surpris sur ce qui l’entourait, se rendit compte de la situation.

Tout d’abord, il fut consterné.

« Est-ce bien possible ?… Tout ceci n’est donc pas un cauchemar ? Nous voici sur un roc stérile, au fond des mers antarctiques, — déportés sans espoir et voués à la mort lente !… Pauvre chère mère ! Combien elle avait raison, lorsqu’elle élevait sa douce voix contre cette funeste entreprise !… Elle ne saura même pas ce que sont devenus ses fils, déjà pleurés comme disparus une première fois… Fallait-il donc que sa tendresse fût encore réservée à de pareils déchirements ?… Et Lina !… Et Colette !… Et notre malheureux