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du vagabond de la veille, Jaquissou se dirigea vers le quartier des Boucheries, où l’avaient déjà mené ses courses errantes…

Bien de plus curieux que cette rue tortueuse : un centaine d’étaux s’y pressent côte à côte : les boutiques, en arc surbaissé, sont très obscures. Quelques-unes datent du temps où le roi Charles V octroya de grandes faveurs à la célèbre corporation des bouchers de Limoges.

La plus vieille et la plus sombre de ces respectables mères-grand était sans contredit la boucherie indiquée par le père Léonard. Elle avait l’air revêche, comme son propriétaire, un gros homme que ses voisins surnommaient le Solitaire.

Pendant que Jaquissou attendait son tour d’être servi, une jolie petite fille de sept à huit ans, très misérablement vêtue, et portant dans les bras un bébé trop lourd pour elle, entra dans l’étal, de cette allure furtive des malheureux qui veulent se faire pardonner leur présence.

« Monsieur, balbutia-t-elle, ne pourriez-vous pas me donner un morceau de bœuf ?… C’est pour maman… Elle est malade !… Le médecin a dit que du bouillon lui ferait du bien !… »

Le Solitaire se retourna, les sourcils froncés :

« Encore toi !… J’en ai assez de te faire crédit, petite peste !… Sauve-toi, et plus vite que cela !… »

Des larmes brillèrent dans les yeux de la mignonne, et, tête basse, elle partit sans murmurer.

Jaquissou, le cœur très gros, se rapprocha du seuil pour la suivre du regard. Une voix cria en face :

« Pourquoi pleures-tu, pauvrette ? »

L’enfant s’arrêta : celle qui parlait était une jolie vieille en bonnet de linge qui humait l’air sur le seuil d’une boucherie.

En quelques mots l’affaire fut expliquée.

« Un morceau de bœuf pour ta mère malade… Mes garçons vont te donner cela, ma fille… Entre vite… Il ne fait pas chaud pour rester les pieds dans la neige avec ce chérubin entre les bras !… »

Jaquissou n’en entendit pas davantage ; mais une immense satisfaction lui emplit le cœur… À la bonne heure, les bouchers de Limoges ne ressemblaient pas tous au Solitaire !…

Il se fit servir et gagna la rue. Il aperçut alors devant lui la fillette : elle marchait aussi vite qu’elle le pouvait ; mais la neige collait à ses souliers et le bébé était lourd !…

De temps à autre, elle s’arrêtait pour le déposer sur un appui de fenêtre et souffler un peu…

Tout à coup, à l’angle de la rue du Verdurier, qui descend par une pente raide vers l’hôtel de ville, le pied gauche de la mignonne glissa et elle perdit l’équilibre !…

En un bond, Jaquissou fut auprès d’elle et attrapa au vol le poupon, qui ne savait trop que penser de l’aventure…

La petite se releva, un peu honteuse, en se frottant le genou : elle tenait toujours son précieux morceau de bœuf, enveloppé d’un gros papier jaune.

« Vous êtes-vous fait mal ? demanda l’apprenti.

— Un peu… mais ce ne sera rien !… »

Elle boitait cependant.

« Laissez-moi vous reconduire chez vous, dit Jacquissou avec autorité. Je porterai votre petit frère. »

Celui-ci ne protesta point ; il se trouvait fort à l’aise sur le bras solide du jeune campagnard et manifestait sa joie dans son joli jargon, tout en caressant de ses menottes bleuies les joues qui s’offraient à lui…

On se mit en route.

« Comment vous appelez-vous ? demanda Jaquissou.

— Catherine Yrieix.

— Et le bébé ?