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leur droite des marches irrégulières, formées soit par la nature, soit par la main de l’homme, et conduisant par un sentier en casse-cou au sommet du rocher. Lestes et agiles, ils eurent tôt fait de franchir la distance et gagnèrent enfin la crête de la muraille de granit que leur avait cachée jusqu’à ce moment l’intérieur des terres.

Le cœur leur battait à tous deux. Qu’allaient-ils découvrir du haut de cet observatoire ? L’île était-elle déjà occupée, et cela par des êtres sauvages qui les considéreraient, sans doute, comme des intrus et les traiteraient en ennemis, ou bien ce sol infertile ne donnait-il asile qu’aux oiseaux de mer et aux pingouins ?

Ils se redressent et jettent un regard avide autour d’eux. À perte de vue, leurs yeux n’aperçoivent que des roches stériles, entassées comme par un jeu de Titans ; ces blocs, de formation volcanique, se dessinent nettement sur le ciel d’un bleu d’acier. La mer s’arrondit autour de l’îlot, parsemée d’incertaines silhouettes d’icebergs. Sur l’île, rien ne bouge, pas un arbre, pas un brin d’herbe ne vient égayer l’aspect sourcilleux des rochers, aucune trace d’habitation humaine. Rien que le granit, le firmament et les eaux. Ils sont bien seuls au bord d’une île sans nom, déserte et désolée.

« Brrr… fit Gérard, secouant la mélancolie que lui avait inspirée le premier aspect de ce lieu sauvage. Ce n’est pas gai ici, monsieur Wilson !

— Non, pas précisément. Je n’ai jamais rien vu de triste comme ce rocher.

— Il est heureux pour nous que le Silure contienne des vivres. Car ce n’est pas ici que nous trouverions de quoi nous sustenter, sauf des œufs plus ou moins frais.

— On pourra voir demain. Peut-être existe-t-il une zone plus favorisée.

— J’en doute ; l’îlot ne paraît pas assez grand pour présenter beaucoup de variété… Enfin, c’est possible, après tout… Et quelle chance nous avons eue de tomber précisément en face de cette crique ! Partout ailleurs, la falaise plonge à pic dans la mer !

— Un courant nous a portés, selon toute apparence. »

En effet, la muraille surgissait abrupte et sourcilleuse du sein même des eaux sur tout le pourtour visible de l’île. Une rapide excursion n’ayant fait découvrir aux explorateurs qu’un chaos de roches sans issue et la nuit venant, ils redescendirent auprès de leurs compagnons par une déclivité qui semblait plus praticable que l’escalier préhistorique.

La marée, qui était actuellement étale, n’avait pas déplacé le Silure, ni atteint la grotte. Les matelots y avaient transporté des couchettes, des sièges et des vivres. Le coq achevait d’ouvrir quelques boîtes de biscuits qu’il servit sur une large table de pierre.

Tout le monde s’assit. On partagea fraternellement ce souper improvisé.

La collation finie, le commandant interrogea le mécanicien, qui avait eu le temps de se rendre un compte exact des avaries du sous-marin. Ce spécialiste les avait trouvées et les déclara telles qu’il devait lui être impossible de les réparer avec les ressources limitées dont il disposait. Il estimait que le navire était perdu sans ressource, qu’il ne serait en état de reprendre la mer qu’avec l’aide d’un remorqueur et après un radoub complet. D’autre part, la nature même des matériaux de l’épave ne laissait pas l’espoir d’en tirer parti pour construire une pinasse : tout y était fer ou cuivre, sauf les planchers et cloisons utilisés dans l’établissement du radeau.

La seule chance de salut sur laquelle on put compter était donc le passage fortuit d’un baleinier qui recueillît les naufragés.

Mais combien problématique ! Qui viendrait de gaîté de cœur visiter cet îlot perdu dans les mers antarctiques ? Le fait qu’on avait dérivé huit jours entiers sans rencontrer un seul navire, parlait assez éloquemment…