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une action en dommages-intêrêts pour avoir indûment tiré sur notre aviateur…

— Aôh !…pas un British jioury ne vous les accordera !

— Mais il y a d’autres jurys que les British ! … Et puis, commandant, vingt contre un que l’Amirauté vous cherche noise pour avoir perdu votre sous-marin !…

— Je ne l’avé pas perdu !…

— Non ?

— Non ; c’est vous qui m’avez cassé le hélice ! Et c’est vous qui paierez les dommages dont vous parlez !…

— Oh ! oh !… la prétention est admirable !… C’est peut-être nous aussi qui sommes venus vous chercher querelle ?

— Oui… vos avés provoqué moâ…

— Provoqué ?…

Provoked… à l’anglaise.

— J’entends !… agacé ?… C’est bien cela, je crois ? Nous vous avons agacé en nous promenant dans ces nuages, et notre outrecuidance vous a forcé, fort à regret, à venir interrompre notre petite excursion ?

— Oui… ce était cela !

— Admirable ! lit Gérard en riant de bon cœur. Commandant, j’avoue que je reste confondu devant votre habileté nationale à tourner tous les incidents à votre profit ! C’est vous qui nous causez un dommage irréparable et c’est nous qui avons tort !… Pourquoi nous sommes-nous trouvés sur votre chemin ?… Raisonnement tout à fait britannique !… Mais je vous attends en cour martiale !… Il est vrai que vos soi-disant agresseurs étant des Français…

— Oui… une Court-Martial prendrait mon parti…

— Plus que probable… Mais je vous préviens que nous ne nous laisserons pas égorger sans protester. Vous verrez ce que coûte un aviateur quand on se donne le plaisir de le démolir, je vous en donne ma parole !…

— Pourvu du moins que nous revenions en Europe pour y régler notre querelle ; ce qui n’est pas précisément prouvé, ajouta Gérard in petto, en regardant autour de lui la mer démontée, l’horizon vide et le petit navire démantelé. Faut-il avoir de la déveine pour être venus précisément dans ces parages !… Que diable faisons-nous sur cette galère ?… Si nous échappons aux icebergs après tout le reste, car nous allons à coup sûr en rencontrer, nous aurons le droit de nous vanter d’avoir de la chance !… Enfin, advienne que pourra !… »

Au coucher du soleil, en effet, on put apercevoir vers l’ouest toute une flottille d’icebergs, voguant majestueux et solitaires dans leur domaine inviolé ; et le Silure, emporté par le courant, ne tarda pas à se trouver entouré par la flottille spectrale, naviguant au milieu de blocs monstrueux dont le moindre choc l’aurait écrasé comme une coquille de noix.

Vers minuit, sous un ciel décidément pur et que la lune illuminait, il passa au ras d’une véritable montagne de glace qui descendait rapidement, fendant les flots avec un bruit sourd, une sorte de rugissement de l’abîme déchiré dans ses profondeurs.

Rien ne peut décrire la splendeur de ce bloc gigantesque dont le sommet montait jusqu’aux nues ; les rayons glacés de l’astre nocturne se répercutaient dans ses lianes en mille nuances chatoyantes, d’une délicatesse féerique ; le rose, le vert, le bleu, le mauve, se fondaient et se transmuaient l’un dans l’autre comme sous le jeu de rayons électriques, et des cascades de diamants semblaient étinceler à chacune de ses arêtes translucides. Superbe et désolé, le bloc avançait noblement lorsqu’il vint heurter un bloc presque aussi formidable, qui, ballotté sans doute par des courants profonds, tournoyait comme affolé sur lui-même. Le Silure arrivait droit entre eux ; sa perte paraissait certaine ; paralysés par l’horreur, tous ceux qu’il portait attendaient, les dents serrées, le choc suprême, lorsque les deux icebergs rivaux, se brisant l’un contre l’autre