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ou je te fais sentir le poids de ma main !

— Ah ben, par exemple, elle est sévère, celle-là ! s’écria Jack Tar, toute sa face couleur de groseille exprimant le plus sincère étonnement. Il ne faut pas taper sur les gosses, à présent ? Et comment qu’on les élèvera alors ? Est-ce que je n’ai pas été tapé par les anciens, moi ?

— Tu es sans doute un brillant exemple de ce système d’éducation, dit Gérard, considérant la face idiote et avinée du matelot ; mais je te répète que je ne veux plus voir de ces brutalités, ou gare à toi !…

— Bien ! bien ! c’est entendu ! grogna l’homme.

— Et si tu te tiens au contrat, voici pour toi, » continue Gérard produisant une pièce blanche.

Sur quoi les petits yeux bleus du mathurin s’arrondissent considérablement, et il est aisé de voir au mouvement de ses épaules, quand il se retire, que les gentlemen français sont décidément incompréhensibles à son gré.

Au surplus, Le Guen ne serait pas éloigné, en cette occurrence, de prendre parti pour l’Anglais abhorré.

« Faut pas croire que les mousses, ça s’élève dans du coton, m’sieur Gérard ! Après tout, il a raison, cet escogriffe, quand il dit que si on ne tape pas su’ce p’tit, ça sera peut-être sa ruine.

— Allons donc ! dit Gérard. Je refuse de croire que les coups, les brutalités aient jamais produit rien de bon ! Toi qui me parles, je suis sûr que tu n’as jamais usé de ces moyens avec les novices qui étaient sous tes ordres.

— C’est ce qui vous trompe, m’sieur Gérard ! J’ai tapé, comme j’ai été tapé, attendu que c’est le seul moyen connu pour former les vrais enfants de la mer ; et un bon luron qui a le cœur bien placé serait honteux de n’avoir pas été battu comme il convient.

— Absurde ! N’as-tu pas vu les larmes qui coulaient sur les joues de ce pauvre petit ? Le regard de haine qu’il lançait à son tortionnaire ?

— Ah ! pour cette race, m’sieur Gérard, je n’en puis parler. C’est un Hindou, que vous avez dit ? Je ne sais pas comment que c’est fait, ces païens-là ! » fait Le Guen d’un ton de supériorité.

La discussion en était là lorsqu’un choc subit vint la couper net. Une secousse violente venant frapper les flancs du navire, bousculant tout ce qui n’était pas fixé au parquet ou aux murs, jetait soudain la confusion dans la petite chambre, allongeait tout de son long le gabier sur le dos, et menaçait l’équilibre des autres. En même temps, un sifflement aigu, lamentable, passait au dessus de leurs têtes ; une seconde secousse plus formidable que la première achevait de tout saccager : la lampe suspendue au plafond arrachée de son support, volait en éclats ; une obscurité profonde, un bouleversement indescriptible régnaient dans la cabine ; au dehors, les grondements ininterrompus du tonnerre, le fracas de la foudre, le rugissement du vent complétaient le chaos. Cet état de choses dura deux mortelles heures.

Alors, la rage des éléments parut se lasser, et les prisonniers, qui ne s’étaient gardés de se voir réduits en miettes, pendant cet assaut imprévu, qu’en se cramponnant de toute la force de leurs bras aux meubles ou aux parois solides, commencèrent à relâcher un peu l’effort de leurs doigts ankylosés.

« Eh bien ! dit Gérard, pour un ouragan, en voilà un soigné !… J’en ai vu de raides en mon temps, mais rien qui approche de ceci ! Aussi pourquoi ce satané commandant demeure-t-il à la surface ? Que ne gagne-t-il le fond, puisqu’il est bâti pour cela, au lieu de nous laisser secouer de cette manière insensée ?

— Il est probable qu’il ne le peut point, dit Wéber de son cadre.

— Comment cela ?

— Quelque chose de détraqué dans la machine… »