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grand feutre brun retroussé à gauche, et cartouchière en travers de la poitrine (car les Anglais, comprenant le danger des couleurs éclatantes et des uniformes empanachés, avaient bientôt copié la tenue boer au cours de la campagne), se rapprocha en se dandinant d’un air fat.

« Eh bien ! eh bien ! dit-il insolemment, faut-il tant de palabre pour acheter un penny de fruit gâté ?

— Gâté, mon fruit ? protesta le faux marchand, jouant l’indignation, et s’exprimant dans le plus pur anglais de Billingsgate. Viens un peu y voir. Tu n’en as pas goûté souvent de si bon chez toi.

— C’est toi, mendiant, qui n’en as jamais vu comme il en pousse dans mon Yorkshire ! répond le soldat en colère. Ces cockneys ont un aplomb !… »

Satisfait que son accent l’ait fait prendre pour un cockney (sobriquet donné aux habitants des faubourgs de Londres), Henry veut se détourner et reprendre son soi-disant marché avec la vieille Anik ; mais le soldat lui met rudement la main sur l’épaule.

— Minute !… Tu m’as l’air bien déluré pour un mercanti, dit-il avec le mépris inconscient de l’homme de guerre pour le pékin. Est-ce que ta place ne serait pas avec nous, un rifle sur l’épaule, un revolver au poing, au lieu de pousser cette sale brouette ?…

— Mêle-toi de ce qui te regarde ! répliqua Henri secouant la main qui repose sur son épaule. D’abord, si je voulais servir, ce ne serait pas avec des fantassins comme toi ! Il me faudrait un cheval, mon garçon.

— Excusez du peu !… Shank’s mare[1] n’est pas assez bonne pour monsieur !

— Rien n’est assez bon pour moi, mon vieux, fait Henri, et dans tous les cas, je ne te demanderai pas la permission, s’il me prend envie d’aller à l’avant-garde. Allons, place ! J’ai besoin de gagner ma vie, moi. Je n’ai pas le temps de baguenauder comme un fainéant de galonné ! »

Flatté d’être pris pour un galonné, alors que pas la moindre « sardine » ne brille encore sur sa manche, le soldat, souriant béatement, laisse Henri s’éloigner sur les traces de la vieille Anik qui s’est esquivée pendant l’altercation, et dont il aperçoit la jupe en loques, cheminant cahin-caha à quelque distance en avant. Le tournant d’une étroite ruelle leur offre enfin un abri propice. Dévoré d’inquiétude, Henri presse de questions la vieille paysanne, que les chagrins et les souffrances paraissent avoir réduite à un état voisin de l’imbécillité ; et, de ses réponses confuses, il finit par comprendre que Nicole a été emmenée de Modderfontein après une tentative d’évasion.

— Mais où est-elle ? où l’a-t-on enfermée ? s’écrie Henri au comble de l’anxiété. Rappelez vos souvenirs, tante Anik !… Voyons ! vous devez bien avoir entendu nommer le lieu où on la menait. Est-ce à Port-Natal ?… Est-ce dans un autre camp ?…

— Ah, mon bon monsieur, comment vous dire !… Je ne sais pas, moi… Je crois bien que c’est en Angleterre…

— En Angleterre !…Mais pourquoi ?…on n’y a transporté aucun autre prisonnier de guerre… Réfléchissez, tante Anik, je vous en supplie. Qu’est-ce qui vous donne à croire qu’elle est en Angleterre ?

— Dame ! L’Angleterre est une île, n’est-ce pas ?

— La Grande-Bretagne est une île. Après ?

— Eh bien, on a dit comme ça que Nicole serait in… in… internée… c’est bien internée qu’on a dit ?

— Oui, internée, mais où, pour l’amour du ciel ?

— Dans une île, redit la pauvre vieille, rassemblant laborieusement ses souvenirs. Alors, il y en a qui ont dit comme ça qu’on la mènerait dans l’île de Londres pour la montrer à la Reine.

  1. La jument de jarret (argot pour : la jambe).