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habitude, le meilleur parti à prendre, et avec le bonheur qui rarement désertait ses entreprises personnelles, il n’avait pas fait cent pas qu’il rencontrait précisément le type cherché : un marchand ambulant de taille assez haute et d’âge incertain, dont la figure hâve et les yeux affamés disaient assez qu’avec un souverain on obtiendrait de lui ce qu’on voudrait.

Sans balancer, Gérard va droit au bonhomme, lui propose de lui acheter sa défroque pour une livre sterling, en lui donnant par-dessus le marché les habits de son compagnon.

Le marchand ébahi croit d’abord qu’on veut se moquer. Puis il cligne de l’œil :

« Compris ! Ce sont des gentlemen qui méditent quelque practical joke, quelque bonne farce. » Il est leur homme.

L’échange est fait en un instant et la pièce d’or empochée avec ivresse.

« Combien les fruits et la brouette ? demande alors Gérard.

— Oh ! oh ! fait l’autre, comprenant de mieux en mieux. C’est donc là votre jeu ?… »

Et saisissant l’occasion par sa mèche traditionnelle :

« Cinq livres, gentlemen ! Ce serait faire tort à mes petits enfants que de demander un sou de moins.

— Les voici ! » dit Gérard tirant un billet de son portefeuille.

Et le marchand détale de toute la vitesse de ses longues jambes.

« Pars, et bonne chance ! murmura Gérard. Je prendrais volontiers ta place. Mais vraiment, je n’ai pas le droit de te disputer ce privilège… »

Le crépuscule grandissant favorisait l’entreprise. Poussant sa brouette, Henri va droit à la porte la plus proche, et, sa casquette rabattue sur les yeux, il fonce tête baissée à travers les rangs des soldats qui, tout à l’heure, lui refusaient inexorablement l’entrée. Il ne rencontre ni un œil soupçonneux, ni une rebuffade. À peine si la sentinelle jette un regard indifférent sur sa marchandise ; à vrai dire, les quelques douzaines de bananes pourries qu’il vient de payer cent vingt-cinq francs ne méritent pas qu’on leur accorde plus d’attention.

Henri presse le pas, se hâte de gagner les ruelles grouillantes où sont parqués les infortunés prisonniers. Instinctivement, il a repoussé le couvre-chef que la nécessité seule a pu lui faire accepter, aussitôt que la première cahute rencontrée le dérobe à l’observation de la sentinelle. Et voici qu’une voix cassée l’arrête au passage :

« Hé, l’homme ! Pas si vite ! Qu’on voie un peu vos fruits. »

Il s’arrête frappé au cœur. Cette voix, cet accent, il les connaît ! Il se rapproche. Non, il ne s’est pas trompé. La pauvre vieille prisonnière de guerre ! Elle était des amis des Mauvilain. Que de fois n’a-t-elle pas bercé la petite Tottie là-bas sur le kopje !

« Tante Anik !!…[1] »

À son tour elle le reconnaît.

« Bonté divine ! monsieur Henri !

— Chut ! dit le jeune homme vivement. Je viens pour délivrer Nicole. Vite, tante Anik, dites-moi dans quelle partie du camp je la trouverai !

— Nicole ! » Et la bonne vieille éclate en pleurs. « Ah ! mon pauvre enfant, elle n’est plus parmi nous ! »


VI

Au camp des internés. — La catastrophe.


« Que voulez-vous dire ? demanda Henri, frappé d’un affreux soupçon.

— Hélas ! Monsieur !…

— Quoi ? Parlez !… pour l’amour du ciel ! » En ce moment un soldat en uniforme kahki,

  1. Manière affectueuse de s’adresser aux vieilles gens.