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JULES VERNE

une barre, qui ferma la colonne des chiffres, dont il venait d’achever l’addition. Puis, après avoir secoué légèrement sa plume au-dessus de l’encrier, il la plongea à plusieurs reprises dans le godet de grenaille qui en assurait la propreté, l’essuya avec un soin extrême, la posa près de la règle le long de son pupitre, tourna la pompe de l’encrier pour y faire rentrer l’encre, plaça la feuille de papier brouillard sur la page des dépenses, en ayant bien soin de ne point altérer la queue du 9, ferma le registre, l’introduisit dans sa case spéciale à l’intérieur du bureau, remit dans leur boîte le grattoir, le crayon et la gomme élastique, souffla sur son buvard pour en chasser quelques grains de poussière, se leva en repoussant son fauteuil à rond de cuir, retira ses manches de lustrine, et les pendit à une patère près de la cheminée, donna un coup de brosse à sa redingote, à son gilet et à son pantalon, saisit son chapeau dont il lustra le poil brillant avec son coude, le mit sur sa tête, glissa ses mains dans ses gants de peau noire, comme s’il allait rendre quelque visite officielle à un haut personnage de l’Université, jeta un dernier regard à la glace pour s’assurer que tout était irréprochable dans sa toilette, prit des ciseaux et coupa un brin de ses favoris qui dépassait la ligne réglementaire, vérifia si son mouchoir et son portefeuille se trouvaient dans sa poche, ouvrit la porte du cabinet, en franchit le seuil et la referma soigneusement avec l’une des dix-sept clefs qui tintinnabulaient à son trousseau, descendit l’escalier aboutissant à la grande cour, la traversa d’un pas lent et mesuré dans une direction oblique, afin de gagner le corps de logis où était le cabinet de M. Ardagh, s’arrêta devant la porte, pressa le bouton électrique dont la tremblotante sonnerie résonna à l’intérieur, et attendit.

C’est à cet instant seulement que M. Patterson se demanda, en se grattant le front du bout de son index :

« Qu’est-ce donc que M. le directeur peut avoir à me dire ? »

En effet, à cette heure de la matinée, l’invitation de se rendre au cabinet de M. Ardagh devait paraître anormale à M. Patterson, dont l’esprit s’emplissait d’hypothèses diverses.

Qu’on en juge ! La montre de M. Patterson n’indiquait encore que neuf heures quarante-sept, et on pouvait s’en rapporter aux indications de cet instrument de précision qui ne variait pas d’une seconde par jour, et dont la régularité égalait celle de son propriétaire. Or, jamais, non, jamais ! M. Patterson ne se rendait près de M. Ardagh avant onze heures quarante-trois pour lui faire son rapport quotidien sur la situation économique d’Antilian School, et il était sans exemple qu’il ne fût pas arrivé entre la quarante-deuxième et la quarante-troisième minute.

M. Patterson devait dès lors supposer, et il supposa qu’il se produisait une circonstance toute particulière, puisque le directeur le mandait avant qu’il eut chiffré la balance entre les dépenses et les recettes de la veille. Il l’établirait à son retour, d’ailleurs, et, on peut en être certain, aucune erreur n’aurait été occasionnée par ce dérangement insolite.

La porte s’ouvrit au moyen du cordon de tirage relié à la loge du concierge. M. Patterson fit quelques pas — cinq suivant son habitude dans le couloir, et frappa un coup discret sur le panneau d’une deuxième porte, où se lisaient ces mots : Cabinet du directeur.

« Entrez », fut-il aussitôt répondu.

M. Patterson ôta son chapeau, secoua les grains de poussière égarés sur ses bottines, rajusta ses gants et pénétra à l’intérieur du cabinet, éclairé par deux fenêtres à stores demi-baissés, qui donnaient sur la grande cour.

M. Ardagh, différents papiers sous ses yeux, était assis devant son bureau, muni de