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FILLE UNIQUE

CHAPITRE XI (Suite).

Ce fut en causeries de ce genre que s’écoula le trajet ; causeries interrompues à tout instant par quelque exclamation arrachée aux voyageurs émerveillés.

Il était midi lorsqu’on atteignit la cime du Mézenc.

Claire n’avait nulle idée du spectacle unique qu’elle allait avoir sous les yeux.

À l’est, occupant tout le fond, les Alpes : une blancheur qui s’enlevait sur le ciel très bleu en arêtes brillantes et se développait sur trois cents kilomètres. À l’ouest, les vieux volcans endormis de l’Auvergne et du Velay ; des cônes rouges barrés de longues traînées noires, racontant où cheminait la lave. Presque à ses pieds, des lacs limpides, et loin, loin, à l’autre bout de la France, — vers le midi rien ne borne la vue, — un coin de mer, celui-là même où, jadis, saint Louis s’embarquait.

« C’est beau ! c’est beau ! mon Dieu que c’est beau ! » répétait Clairette, incapable de définir autrement ses impressions.

Elle ajouta, après un silence, avec un regard reconnaissant qui se trompa de route, puisqu’il s’adressa à Hervé, alors qu’en bonne justice il aurait dû aller à Mme de Ludan :

« Combien je vous remercie de m’avoir amenée ! je n’imaginais rien de pareil à ce que l’on voit d’ici. »

On descendit jusqu’à un repli de terrain abrité du vent et l’on s’assit devant les provisions qu’un domestique avait déballées.

Que cela ressemblait peu aux excursions faites en la compagnie de Pêtiôto, sous la conduite de Théofrède.

Tous les dix pas cette bonne Sidonie s’informait : « Tu es bien, Clairette, tu ne sens pas trop d’air ? Mets donc ton manteau, tu vas t’enrhumer… C’est pas vilain, tiens, ces pierres qu’on voit là-bas… dommage que le chemin soit si mauvais. Ah ! parlez-moi de la plaine ! »

Ainsi se traduisaient les préoccupations et les admirations de la vieille fille.

Certain jour, Claire avait eu envie de la battre. Ne s’était-elle pas avisée d’émettre cette énormité : « Nous sommes bien là, c’est sûr. Mais je me trouverais tout aussi contente en face de ma corbeille de raccommodages, mon aiguille à la main ! »

Il était presque nuit lorsque la caravane regagna le logis. Grand’mère commençait d’être en peine. Elle écouta avec une joie recueillie le récit de sa petite-fille. Elle y était allée, elle aussi, visiter le Mézenc, jadis, au temps de sa jeunesse. Dans les impressions enthousiastes de Claire, elle retrouvait les siennes ; des yeux lumineux de la jeune fille, les paysages entrevus semblaient se refléter dans ses pauvres yeux voilés, tant ils étaient redevenus vivants…


… Pompon avait été quelques jours à se remettre de son indigestion, sur laquelle s’était greffée une petite irritation d’estomac ; mais il n’y paraissait plus ; il avait repris toute sa vivacité d’antan.

Chose singulière, Brigitte de Ludan ne parvenait pas à gagner son amitié ; pas plus que celle de Lilou, du reste.

Les reprenait-elle sur leur langue incorrecte avec trop d’insistance, sa physionomie quelque peu sévère et hautaine, au repos, leur en imposait-elle, ou bien la crainte qu’elle leur avait toujours inspirée s’était-elle accrue en proportion de leur sympathie pour Claire ?… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils la fuyaient obstinément ; tandis que la jeune fille pouvait les rabrouer, les renvoyer… une heure après ils revenaient, câlins ou colères, suivant leur disposition du moment, mais ils revenaient.