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fabriques poussaient de sinistres beuglements pour annoncer la sortie des ateliers ou la reprise du travail, lui serra le cœur… Ah ! qu’il était loin de son cher petit pays, si paisible, où, le soir, on entendait seulement les clochettes des troupeaux regagnant l’étable.

Mais quoi ? il fallait bien se faire une raison ! L’enfant se rendit aussitôt à l’adresse indiquée : une vieille maison de triste apparence ; du bas en haut, des ouvriers l’habitaient, pressés les uns contre les autres, comme les abeilles dans les alvéoles d’une ruche.

C’était l’heure du dîner : tout le monde se trouvait chez soi. Au hasard, Jaquissou heurta à une porte.

« M. Antoine Cabussière ?

— Connais pas ! répondit laconiquement le locataire, un chauffeur de fours, à la barbe roussie.

— Je me rappelle vaguement ce nom ! » déclara une petite brunisseuse au minois éveillé qui occupait une chambre du premier étage.

Sous les combles, enfin, un tourneur, le visage barbouillé de poussière de porcelaine, comme un pierrot, s’écria aussitôt :

« Antoine Cabussière !… Je m’en souviens à merveille… Un grand, blond, qui n’allait jamais au cabaret… Nous étions dans le même atelier.

— Où est-il à présent, monsieur ? demanda Jaquissou, déjà ravi…

— Oh ! il est loin, je t’en réponds !… Il a eu une chance !… L’année dernière, des Américains sont venus à Limoges pour étudier la fabrication de la porcelaine ; quand ils partirent, ils emmenèrent avec eux quelques ouvriers habiles, Cabussière fut du nombre… À l’heure actuelle, il doit tourner des assiettes et des tasses de l’autre côté de l’Océan ! »

Jaquissou resta un instant atterré devant cette révélation : qu’allait-il devenir ?

« Pourrais-je trouver de l’ouvrage dans une fabrique ? demanda-t-il.

— Qui voudrait de toi ? Un gosse sans famille, sans recommandation… tombé du ciel un soir d’hiver… Il ne manque pas d’enfants d’ouvriers ici ; les bonnes places leur sont réservées ! »

Jaquissou n’insista pas : les larmes aux yeux, il descendit l’escalier délabré de cette maison où il croyait rencontrer enfin un asile sur et durable et d’où on le repoussait comme un petit paria.

Le soleil était couché, le vent glacial ; il erra pendant plusieurs heures à l’aventure, lorgnant d’un œil d’envie les auberges qui offraient bon feu et soupe chaude à ceux dont la bourse tinte.

Enfin, glacé, l’estomac creux, à bout de forces, il vint s’échouer sous le porche hospitalier qui, seul, dans la rue déserte, pouvait un peu l’abriter de la bise.

« Pauvre maman ! pensa-t-il, elle prie, sans doute, pour moi à cette heure !… Elle doit dire au bon Dieu : « Mon petit garçon a faim et froid. Vous êtes son Père… secourez-le, je vous en prie ! »

Tandis que le garçonnet ruminait cette idée consolante, ses yeux rencontrèrent la maison d’en face : un vieil hôtel à la porte en ogive, où une fenêtre, violemment éclairée, découpait un rectangle flamboyant. Cette fenêtre appartenait à un rez-de-chaussée surélevé, et une ferronnerie d’antique facture la grillait. Par moments, des clartés plus vives indiquaient qu’on tisonnait dans un grand brasier : les habitants du logis aimaient à se chauffer !

« Peut-être ont-ils bon cœur ! pensa le pauvret… Si je frappais, ils me permettraient de m’approcher du feu, ne serait-ce qu’un quart d’heure ? »

J. de Coulomb.

(La suite prochainement.)