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J. DE COULOMB

ceul blanc que la fumée charbonneuse des fours à porcelaine aurait tôt fait de changer en une lamentable boue grise qui collerait aux semelles des piétons et sur laquelle les chevaux glisseraient des quatre fers.

Toutes les maisons étaient closes : elles semblaient dire aux passants attardés :

« Chez nous, le poêle tire bien, la lampe éclaire. Nous ne voulons rien savoir de ce qui vous concerne ! »

Et les passants de s’éloigner vite, la tête en avant, le col relevé, les mains dans les poches…

Vers neuf heures, résonna pourtant sur le trottoir un pas timide, hésitant, le pas de quelqu’un qui se traîne parce qu’il ne sait trop où il va…

Personne ne s’en préoccupa ; personne ne mit le nez à la fenêtre pour regarder le singulier promeneur : une petite ombre qui rasait les murs.

La neige poudrait déjà ses épaules ; la petite ombre se secoua, s’arrêta, et, avisant un portail en recul, elle s’y blottit, après avoir déposé auprès d’elle un paquet enveloppé d’un vieux mouchoir à carreaux.

Le coin était abrité : la petite ombre pouvait réfléchir.

« Pauvre Jaquissou ! pensa-t-elle, que vas-tu devenir dans cette ville où tu ne connais âme qui vive ? »

Jaquissou avait juste treize ans, et, depuis huit jours, il était orphelin…

Sa maman, se sentant mourir, lui avait dit : « Petit, le bon Dieu me rappelle à lui… Ne murmurons pas contre sa sainte volonté… Je me suis préparée au grand voyage et je devrais être heureuse à la pensée de rejoindre ton papa, mais l’idée que tu restes seul au monde m’attriste. Le père Bourineau, dont tu es le bouvier depuis ta sortie de l’école, est un excellent homme… Cependant, j’aurais tort de trop compter sur lui… Ses petits-fils grandissent ; bientôt ils prendront ta place… Mieux vaut, pour toi, chercher fortune ailleurs ! … Dès que tu m’auras conduite au cimetière, promets-moi que tu quitteras Chambeyrac pour te rendre à Limoges, chez ton oncle, Antoine Cabussière, le frère de ton père… Il est tourneur, dans une fabrique de porcelaine ; on le dit fort habile ; il t’apprendra son métier… Je ne crois pas qu’il refuse de s’occuper de toi ! Il n’est pas marié, et, bien qu’un peu original, il est honnête jusqu’aux moelles… Voici son adresse : s’il avait déménagé, — depuis deux ans je n’ai pas reçu de secs nouvelles, —les voisins te renseigneraient… »

Et la maman de Jaquissou, après l’avoir béni, ferma les yeux pour toujours.

Le lendemain de l’enterrement, le petit garçon se mit en route ; il emportait pour tout bagage une paire de souliers et une chemise de rechange… D’argent, point !… La vente des vieux meubles avait servi à payer les remèdes et le médecin. Il n’était rien resté pour l’orphelin !

En revanche, les regrets de tous raccompagnaient ; le père Bourineau essuya une larme ; la mère Bourineau fourra dans le bissac du voyageur un énorme morceau de pain et une tranche de lard, et les garçons du bourg firent un brin de conduite à leur camarade. Mais, au bout de la colline, il fallut bien se séparer, et Jaquissou continua seul son chemin.

De Chambeyrac à Limoges, on compte vingt-cinq lieues. Jaquissou franchit en six jours cette distance ; il déjeunait d’un croûton dur et dînait d’une écuellée de soupe offerte par une main charitable ; le soir, il couchait dans les granges ; une fois, par hasard, une brave fermière lui donna un vrai lit avec de beaux draps neufs et raides qui sentaient la lavande !

Enfin, Jaquissou atteignit le but de son voyage. Cette ville enfumée où les pavés mêmes étaient noirs, où les sirènes des