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JULES VERNE

times. Il ne restait plus debout que quelques pans de murs et la façade d’une église avec son horloge arrêtée à dix heures trente-cinq minutes du matin. Cette catastrophe s’étendit à la ville du Moule, aux bourgs de Saint-François, de Sainte-Anne, du Port-Louis, de Sainte-Rose, de l’anse Bertrand, de Joinville, même à Basse-Terre, moins abîmée cependant que la Pointe-à-Pitre. Peu de temps après, les maisons étaient reconstruites, basses, isolées. À présent, des chemins de fer, qui rayonnent autour de la capitale, se raccordent avec les usines à sucre et autres établissements industriels. Et puis, de tous côtés, ont surgi des forêts d’eucalyptus qui, absorbant l’humidité du sol, en assurent la parfaite salubrité.

Quel plaisir tous ces invités firent à leur hôte en visitant son domaine, si remarquablement entretenu, et dont il se montrait si fier. Grâce à un système d’irrigations ingénieusement conduites, les vastes plaines de cannes à sucre promettaient une fructueuse récolte. Des plantations de caféiers qui réussissent si bien sur les coteaux de l’île, entre deux cents et six cents mètres de hauteur, répétait M. Barrand, y produisaient un café qui l’emportait sur celui de la Martinique. Puis, on parcourut les champs autour de l’habitation, les pâturages que le réseau hydraulique maintenait en fraîche verdure, de riches plants d’aloès karata et de cotonniers d’une importance restreinte encore, mais dont le succès ne faisait pas doute, des cultures de ce tabac, le pétun, réservé à la consommation locale, et qui, au dire du digne planteur, valait n’importe quel autre des Antilles ; enfin les champs de manioc, ignames, patates, les vergers où abondaient les arbres à fruits des meilleures espèces.

Il va de soi que M. Barrand avait à son service un nombreux personnel libre, profondément dévoué, qui eût sacrifié tous les bénéfices de l’affranchissement plutôt que de quitter le domaine de Rose-Croix.

Cependant, si exclusif que fût l’oncle de Louis Clodion, il n’aurait pas voulu priver les passagers de l’Alert du plaisir de visiter quelques points curieux de la Guadeloupe proprement dite, la voisine de l’ouest. Aussi, le surlendemain de leur arrivée, le 20 août, un petit steamboat, frété exprès, qui les attendait dans le port de la Pointe-à-Pitre, les conduisit-il à Basse-Terre, sur la côte méridionale.

Basse-Terre, tout en étant un chef-lieu politique du groupe, n’occupe que le troisième rang parmi les villes de la colonie. Mais, quoique M. Barrand n’en voulût point convenir, aucune autre ne peut lui être comparée. Bâtie à l’embouchure de la Rivière-aux-Herbes, elle dispose en amphithéâtre sur la colline ses maisons groupées au milieu d’arbres magnifiques, ses villas éparses aux alentours, incessamment rafraîchies par les saines brises du large. Si leur hôte n’avait point accompagné les jeunes garçons dans cette excursion, du moins Louis Clodion, qui connaissait Basse-Terre, remplit-il à merveille son rôle de cicérone. Ni le Jardin Botanique, qui est célèbre aux Antilles, ni ce sanatorium du camp de Jacob, aussi salubre que celui des Saintes, ne furent oubliés.

Ainsi s’écoulèrent ces quatre jours, en promenades, en explorations, qui ne laissèrent pas une heure inoccupée. Et quels repas plantureux, et quelle perspective, au moins pour M. Horatio Patterson, de gastrites et de dilatations d’estomac, si la relâche eut duré quelques jours de plus !… Il est vrai, le moment arrivait de reprendre la mer. Cette hospitalité si facile, si large, si cordiale, si française en un mot, les passagers de l’Alert la retrouveraient sans doute à la Martinique. Mais ce n’était pas une raison pour ne point conserver un excellent souvenir de la Guadeloupe, une reconnaissance sincère pour l’accueil de M. Henry Barrand.

Par exemple, il ne fallait pas exciter sa verve jalouse en lui parlant de la Martinique,