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votre service, votre papa et m’sieur Henri, et vous, m’sieur Gérard, vous êtes censément mes officiers (je puis bien y ajouter mam’zelle Colette, Dieu la bénisse !). Alors, où que vous allez, je vais, c’est bien simple !

— Très simple ! dit Gérard lui frappant amicalement sur l’épaule. Mais je voudrais te voir plus d’enthousiasme ou de confiance pour notre Epiornis. Allons ! avoue que de tous les bateaux où tu as mis le pied, celui-ci est encore le plus chic !

— C’est pas qu’il soye à dédaigner, fait Le Guen, promenant un regard critique autour de lui. C’est de la bonne ouvrage, pas d’erreur ! Mais ils disent chez nous qu’il faut attendre d’être sorti du bois pour faire la nique au loup et chanter victoire…

— Bah ! fait Gérard avec un peu d’humeur. Est-ce que nous ne la tenons pas, la victoire ? Je te dis que nous toucherons le Transvaal, sans avoir eu le temps d’éternuer… que nous rentrerons à Passy dans un mois…

— Savoir !… » dit Le Guen, diplomatiquement.


Avant que midi fût venu, les voyageurs avaient laissé derrière eux la ville éternelle assise sur ses sept collines, Naples, le Vésuve, l’Etna, toute l’Italie, et, franchissant comme une flèche la largeur de la Méditerranée, l’Epiornis arrivait en vue de la côte africaine.

Étrange sensation de planer ainsi dans l’infini, sans même sentir au-dessous de soi l’appui chancelant des vagues. Gérard ne pouvait s’arracher au spectacle unique qui lui était offert : autour de lui, l’immensité ; à ses pieds, la terre entière déroulant sa carte avec une rapidité vertigineuse. Il était le seul d’ailleurs, de l’équipage, à triompher ouvertement. Absorbé dans sa manœuvre, Henri guidait sa chimère ailée à travers l’espace, sans qu’un mot ou un geste vînt indiquer le cours de ses pensées : M. Wéber, perdu dans sa rêverie coutumière, n’était jamais présent que de corps dans une réunion quelconque ; quant à Le Guen, roulant philosophiquement sa chique d’une joue à l’autre, il accomplissait sa consigne sans en demander plus long, et si Gérard n’eût signalé par moments les contrées reconnues au passage, ni les uns ni les autres ne s’en fussent inquiétés.


L’Épiornis a franchi les bouches du Nil ; il plane au-dessus de l’antique Égypte. Au clair de la lune, les grands sphinx, rêvant aux pieds des Pyramides, projettent sur le sable leur énigmatique silhouette. Le Nil, d’abord large comme une mer intérieure, se resserre, diminue jusqu’à n’être plus qu’un simple ruban bleu bordé de verdure qui, même à la lumière incertaine du soir, tranche sur le jaune aride des sables environnants. Sa course devient plus sinueuse, plus accidentée ; des roches sauvages, des rapides le coupent à chaque pas ; des affluents nombreux lui arrivent de toutes parts ; et si inextricablement entrelacé est leur réseau, que, même de leur observatoire favorable, nos aéronautes ne peuvent distinguer la source initiale ; le « Père des Rivières » sort du mystère des grands lacs en gardant le secret de son origine.

Un autre matin, un autre soir, puis d’autres encore se suivent et se remplacent ; le continent noir déroule son énorme masse compacte sous les pieds des voyageurs ; enfin, au matin du cinquième jour, les plaines immenses, le Veldt, l’héroïque Transvaal sont atteints. C’est deux fois plus tôt que les calculs les plus ambitieux d’Henri Massey ne lui avaient laissé espérer, avant qu’il eût éprouvé sa machine.


V

La Tour : Vingt minutes d’arrêt.


La question capitale de savoir où l’on devait remiser l’Épiornis avait été mûrement pesée et débattue entre les quatre voyageurs ; il fut admis d’un commun accord que la plus sûre