Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Aussi bien, avait ajouté le chevalier, il est temps qu’Yves sorte des mains des femmes. »

Ce mot dit sans mauvaise intention. C’étaient les idées du temps, et le chevalier, brusquement réveillé de cette torpeur dans laquelle il s’était laissé vivre depuis la mort de sa femme, s’était tout d’un coup aperçu qu’Yvonnaïk se faisait grand garçon.

Une pareille déclaration, une semblable menace ne faisaient pas du tout le compte de maître Yvonnaïk. Il ne comprenait pas la vie ailleurs qu’à Penhoël, passée à courir les grèves avec les enfants du pays, comme jadis Du Guesclin, et en recevant de sa sœur, Grande Manon, un peu d’instruction et beaucoup de baisers, dans ses heures de loisirs, les seules qui comptaient pour lui, Yves, étant celles du jeu.

Yvonnaïk s’insurgea, au grand étonnement de chacun dans le château.

« Quitter Penhoël, jamais !. » avait-il déclaré, plus rouge qu’un coq.

Et, hardi, il soutenait le regard de son père.

Le chevalier s’était emporté, et, d’un revers de main, avait rappelé à l’ordre ce cadet.

Yvon, furieux, s’était enfui sans dire où il allait.

Manon, très peinée, s’était longuement demandé si elle avait failli à sa tâche, si l’enfant n’avait pas été trop gâté, si sa bonté n’avait pas dégénéré en faiblesse. Elle s’en alla en pèlerinage, dans la chambre de sa mère, parlant à l’absente comme si elle eût été là, lui demandant de l’inspirer. N’y aurait-il pas moyen de changer la détermination de son père ? ou, dans l’intérêt même de l’enfant, fallait-il se résigner ?

Elle sortit de là plus calme, songeant toute navrée à ce départ des deux êtres qu’elle chérissait, aux périls qui menaçaient le chevalier, et qu’elle se représentait d’autant plus terrifiants qu’ils lui étaient inconnus, mais résolue, puisque le bien d’Yves l’exigeait, à sermonner, à raisonner l’enfant, et à lui faire accepter de bonne grâce l’arrêt paternel. Quant à elle, le cœur déchiré, elle avait un dernier devoir à remplir : soigner le vieux grand-père et adoucir sa solitude. Il n’était pas question de résister à la volonté de son père.

Mais quand Manon se mit à la recherche d’Yvonnaïk, elle ne le trouva nulle part. Qu’il ne fût pas au château, cela n’avait rien de bien étonnant : il avait dû s’en aller courir avec ses camarades, les enfants des pêcheurs, et l’heure du dîner le verrait revenir. Cependant, l’heure du dîner passa sans qu’Yves eût reparu. Son père se fâcha sérieusement, et, sérieusement, la pauvre Manon s’inquiéta.

À son tour, la jeune fille sortit et s’enquit dans le village.

Personne n’avait vu Yves.

Les enfants, interrogés, répondirent que, ce jour-là, il n’était pas venu les prendre au lieu du rendez-vous fixé la veille. Et c’était d’autant plus étonnant qu’il avait parlé de faire cet après-midi une grande partie. On devait se battre avec les Anglais, la moitié des enfants figurant l’ennemi et l’autre les Français. Mais les enfants avaient attendu en vain leur chef accoutumé, et ils avaient cru qu’Yvonnaïk avait été retenu au château.

Qu’était-il devenu ?

Manon, très pâle, regarda la baie. La mer était haute. Si par malheur Yvonnaïk s’était attardé dans les rochers ? Si…

Même vis-à-vis d’elle-même, la grande sœur se refusait à achever sa pensée. Elle revint au château. Tout le monde était en émoi. De la tour du château, le chevalier, à l’aide d’une longue-vue, interrogeait l’horizon. Manon eut, un instant, l’espoir, qu’il avait découvert quelque chose.

« Eh bien ? fit-elle haletante.

— Rien, fit le chevalier d’une voix sourde.

— Il n’y a pas de barque en mer ? demanda Manon, dans l’espoir qu’Yves aurait été emmené par quelque pêcheur.

— Pas une voile. Pas un bateau », dit son père.