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faudrait-il, en comptant largement, pour mettre sur pied la machine ?

— Oh ! bien peu : cinq, six jours au plus, si l’on avait la tête à soi. Mais comment veux-tu que, dévoré d’inquiétude ?…

— Six jours ! interrompit Gérard triomphant ; ajoutes-en neuf pour le voyage ; à ton estime, il ne te faudra pas une minute de plus. En bonne arithmétique, cela fait quinze jours : tout juste le tiers du temps que les plus rapides moyens de transport demanderaient pour nous amener sur le théâtre de la guerre. »

Et, comme Henri se taisait, frappé de la justesse de son argument, Gérard poursuivit :

« Si tu peux réussir à dompter ton impatience, si tu acceptes mon projet, nous gagnons, il me semble, trois avantages immédiats : 1o, du temps ; 2o, tu n’abandonnes pas en bon chemin une entreprise dont tu es justement fier, qui fera ta gloire et la nôtre ; 3o enfin, pendant que tu termines tes travaux, nous aurons le loisir, la possibilité de préparer notre excellente mère à ce départ. Toi qui as tant fait pour elle, Henri, ne lui marchande pas ce petit sacrifice. Que ne lui devons-nous pas ? Que n’a-t-elle pas souffert ?… »

Madame Massey eût été tentée de bénir secrètement la cruelle infirmité qui l’avait atteinte, lorsqu’elle y découvrit le prétexte de retenir ses fils bien-aimés quelques mois de plus à ses côtés, car elle y puisa l’espoir de voir finir la guerre au Transvaal avant ses épreuves personnelles. Mais sa guérison était aujourd’hui parfaite, comme le disait Henri : par un prodige de vaillance et de ténacité que seuls quelques rares hommes d’État avaient prévu, le Boer invincible tenait toujours tête à son formidable agresseur ; la lutte ne semblait pas près de finir ; Henri et Gérard brûlaient d’une légitime impatience de retourner sur le champ de bataille, et la pauvre mère sentait bien que les derniers délais étaient expirés, qu’elle ne pourrait sans injustice les empêcher d’aller où les appelait leur vocation.

M. Massey, homme de grande décision et de parfait équilibre moral, avait depuis longtemps pris son parti de l’inévitable, et, bien avant que la lettre de Nicole vînt précipiter les choses, il s’attachait à faire accepter à sa femme l’idée de séparation, essayant, sans grand succès, de lui communiquer son courage.

« Nous les avons élevés pour faction, lui disait-il ; nous leur avons enseigné dès le berceau la religion du travail, le devoir de ne laisser en friche aucun talent pouvant profiter au corps social ; nous les avons mille fois prémunis contre l’exemple de ces méprisables flâneurs qui, sous prétexte qu’ils trouvent le vivre assuré, se contentent de suivre la dégradante carrière d’élégants inoccupés. Resterons-nous au-dessous de nos théories, et, à l’épreuve, dirons-nous : « Périssent les principes pourvu que nos enfants ne s’éloignent pas de nous » ?

— Non ! non ! nous en préserve le ciel ! protestait tristement Mme Massey. Mais il faut m’excuser si je me montre faible et chancelante. Des chagrins trop terribles ont sans doute ébranlé à tout jamais mon courage. Rappelez-vous que déjà une fois je vous ai tous perdus. Dans ce naufrage effroyable[1], pas un de vous qui n’ait trouvé près de soi un membre de la famille, ou tout au moins un visage ami. Moi seule, j’ai connu l’abandon absolu, quand je revins à la conscience sur cette embarcation poussée au hasard par les vagues furieuses… Parmi les désespérés qui se lamentaient à mes côtés, pas une figure familière, pas une voix connue !… L’angoisse de ce cauchemar me hante toujours… J’avais espéré que de telles traverses m’assureraient pour l’avenir une sorte d’indemnité, me créeraient le droit exceptionnel de garder près de moi ces fils que j’ai pleures comme morts…

— Il faut renoncer à cet espoir, disait doucement M. Massey, remué par la vue de ces larmes qui n’étaient jamais bien loin, désor-

  1. Voir Gérard et Colette, par André Laurie, un volume in-18 (Collection Hetzel).