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ciers, les inoubliables souvenirs que toute votre chère famille a laissés dans les cœurs boers ; je lui dis le grand désir que j’avais de communiquer avec vous, et il me promit que son premier soin, de retour à Paris, serait de courir à vous, de vous remettre cette lettre… Il ne reste plus maintenant que peu de minutes avant l’heure fixée pour son départ. Le jour se lève sur une scène de tristesses, de souffrances et de mort. Je suis heureuse de le voir échapper à ce séjour inhospitalier, bien que je regrette son amitié qui me rappelle la vôtre, si gaie, si aimable, si française, c’est tout dire ! Nous ne connaissons plus, nous, frustes habitants du veldt, ces arts si gracieux que nos ancêtres avaient cultivés sans doute, mais que les pauvres huguenots abandonnèrent avec tous leurs biens périssables, n’emportant dans l’exil que le trésor sacré de leur conscience. Nous ne les pratiquons plus, mais nous les sentons, nous les admirons quand ils viennent à nous. Rappelez-vous les succès de Gérard, et dites si son esprit, son enjouement délicieux pourraient être plus goûtés dans un salon parisien que sous la rude tente des Boers. Et votre noble père, votre exquise mère, Lina, Tottie… Quel est celui d’entre vous dont le charme ou le mérite nous aient échappé ? Chers amis ! les retrouverai-je jamais ? Donnez-leur à tous, du plus grand au plus petit, mon souvenir affectueux. Dites à Henri que, si nous ne devons pas nous revoir sur cette terre, j’ai la ferme espérance qu’après avoir fait notre devoir ici-bas, nous nous réunirons dans un monde meilleur.

« Nicole Mauvilain. »


III

Affres domestiques.


La colère, le désespoir d’Henri, en écoutant cette lecture, ne se peuvent décrire. Eh quoi, il demeurait ici inactif, il différait indéfiniment son départ, tandis que cette héroïque fiancée, cette famille à qui il avait livré la moitié de son cœur luttaient là-bas, combattaient, mouraient, sans qu’il eût frappé un coup seulement pour leur juste querelle !…

Longtemps Gérard, qui l’avait suivi au fond du jardin, lui laissa donner carrière à son amertume, se contentant de lui témoigner par une silencieuse sympathie la part qu’il prenait à sa peine ; puis, la première explosion de douleur épuisée, il essaya de parler d’espoir et de patience, sans beaucoup de conviction.

« Non, non ! disait Henri impétueusement, je ne demeure pas un instant de plus ! Je pars demain, ce soir, tout à l’heure ! Notre mère tant chérie ne peut exiger de moi un sacrifice plus prolongé. J’ai consenti — tu sais avec quel déchirement — à quitter pour la suivre cette terre du Transvaal où tout, l’inclination, le devoir, l’amour-propre, me disaient de rester. J’ai accepté l’attitude la plus pénible qui soit pour un homme de cœur : celle de l’ami peu héroïque qui se retire à l’heure du danger !… Pouvais-je faire moins pour une mère comme la nôtre ? Elle était si touchante avec ses pauvres yeux obscurcis, lorsqu’elle me disait :

« Que je puisse du moins entendre ta voix, trouver ta main pour me guider, quand la nuit éternelle sera venue… Mais elle y voit maintenant ! ses chers yeux ont retrouvé leur doux rayonnement et leur spirituelle finesse ; dès lors je pars ! je pars ! Je deviendrais fou si je tardais une heure de plus…

— Et moi je te suis ! déclara Gérard avec décision. Mais écoute : il me vient une idée ; une idée que j’ose appeler géniale. Ne pars ni demain, ni ce soir, ni tout à l’heure. Attends d’avoir complété l’Epiornis !

— Attendre ! Ce mot me fait horreur !

— Laisse-moi finir. Combien de jours vous