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façon d’envisager le bonheur, surtout, la déconcertaient.

Elles n’étaient pas d’accord sur ce terrain-là, tant s’en faut.

Malgré ces divergences, une sympathie spontanée les poussait l’une vers l’autre.

Thérèse se sentait attirée à peu près uniquement, il est vrai, par l’extrême franchise de la jeune fille.

Quant à celle-ci, elle subissait le charme de ce caractère fort, toujours égal, toujours gai.

Avec son regard spirituel et facilement railleur, Yucca intimidait Clairette, par exemple. Il l’eût bien davantage intimidée, si elle avait soupçonné avec quelle attention il suivait l’entretien, lorsque, par hasard, il se trouvait travailler proche des deux amies.

Car Yucca n’était pas venu à Arlempdes avec l’intention de flâner. Quelques œuvres de valeur méritaient qu’on les sauvât par une restauration habile, en dehors des fresques de la chapelle, dont il s’était chargé.

Un jour, enfin, en plus de tout cela, il avait exprimé le désir de faire le portrait de Claire.

René avait exécuté une bonne petite ébauche, presque ressemblante : Pompon et Lilou, deux caricatures délicieuses d’intention ; à présent, c’était sérieux, Clairette posait tous les matins une heure.

Se rappelant l’époque où son mari, qui n’était pas même alors son fiancé, avait fait son portrait sous la forme de l’ange gardien de René, Thérèse raconta certaine fois à Claire, durant la pose, leur arrivée à Morez[1], la première visite de Yucca, devenu déjà, à l’insu du reste de la famille, « le plus bon hami de René », qui avait juste cinq ans ; tous ses déboires de maîtresse de maison, ses essais malheureux en cuisine, l’histoire du pauvre Éloi, et, par suite, celle de Cécilia, sa petite protégée, et toute cette existence laborieuse, souvent difficile, où le plaisir avait si peu de part.

Claire écoutait, attentive ; son visage trahissait l’admiration étonnée où la plongeait ce récit.

« Nous étions quand même bien heureux, conclut Thérèse.

— Pas moi, lorsque tu m’accusais de me livrer à la contrebande, protesta Yucca. Mademoiselle Claire, faites-vous conter cet épisode, et ensuite… tremblez d’encourir le blâme de votre intolérante amie… J’y ai passé ! c’est dur… Je lui en veux encore, je crois. »

Un regard où se lisait la plus profonde, la plus ardente tendresse, jeté à Thérèse en même temps que cette affirmation taquine, disait ce qu’il en fallait croire.

La jeune femme riait :

« C’est vrai… je l’avais exilé, Clairette ; je m’étais condamnée à ne plus le revoir. Ah ! voilà pour moi les vilains jours ! Si je n’avais pas été surchargée d’occupations, accaparée par mon père et mon petit monde tour à tour, et, aussi, aidée par le bon Dieu, mon seul confident, que serais-je devenue ?… Je me suis un peu corrigée de mon intolérance et de ma promptitude à porter un jugement, depuis. En ce monde, voyez-vous, ma mie Clairette, aucune leçon n’est perdue. Ainsi, ne vous avisez pas de prendre peur de moi, comme Yucca vous y invite… »

Yucca… Il avait mis à profit la délicieuse expression qui passait sur la physionomie de Claire : elle était fixée sur la toile et donnait au visage de la jeune fille un charme de candeur et d’émerveillement qui la rendait mieux que jolie : attachante.

Un autre jour, Thérèse expliqua à la jeune fille comment s’était arrangé leur séjour à Vielprat.

Ils devaient venir beaucoup plus tôt. Elle avait promis à leur ami que, durant sa période de service militaire, elle serait là pour

  1. Ma sœur Thérèse ; Collection Netzel.