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Victor Andelot se montrait donc d’une prudence excessive dans les manipulations auxquelles il lui fallait se livrer. Il avait le souci de sa vie, lui qui était très brave et qui l’avait prouvé.

Mais, en ce moment, il ne se reconnaissait pas le droit de s’exposer avec sa belle insouciance de jadis…

Les ouvriers avaient fort bien saisi cette nuance. Ils ressentaient une sorte de dépit, à être commandés par un tel chef. Car c’était à leurs yeux, pour un Français, une déchéance qu’il se montrât, non pas craintif, non pas lâche, mais seulement d’une prudence exagérée.

Leur déférence vis-à-vis d’Andelot se ressentait de cette désillusion sur son compte. La sympathie est réciproque ou elle n’est pas. Peu aimé, à peine estimé, Victor Andelot ne se sentait point attiré, lui non plus ; il s’ensuivait des relations un peu tendues avec son personnel, et il en souffrait.

Tristesse sur tristesse… C’était là le bilan le jour où parvint aux exilés la lettre de grand’mère, que Claire avait enfin pris le temps d’écrire.

Elle était accompagnée d’un véritable journal relatant tout ce que, jusqu’ici, la jeune fille avait gardé pour soi : la découverte de l’escalier, le travail d’appropriation, les détails de sa première rencontre avec Pompon et Lilou.

À ce propos, retrouvant, à en faire le récit, la pitié qui l’avait saisie quand les deux petits s’étaient dits sans mère, elle avait eu un élan :

« C’est peut-être bien la première fois que j’ai compris ce que sont, pour un enfant, un père et une mère, mes parents aimés, écrivait-elle. Je crois que, jusque-là, j’avais été pas mal ingrate… Non, c’est aveugle que je devrais dire ! Vous me manquez cent fois plus depuis ce jour. À l’heure où je vous disais bonsoir, votre baiser me manque surtout, il me manque à pleurer ! »

C’étaient trop de bonnes nouvelles et d’étonnants revirements !

Le courrier avait été distribué à l’heure du déjeuner. Les deux époux s’étaient mis à table et lisaient tout en mangeant. Ils se servaient eux-mêmes, ayant fait l’économie d’une domestique. Et personne n’étant là pour leur rappeler que les plats refroidissaient devant eux, ils reprenaient une lettre après l’autre, la recommençaient sous prétexte d’un mot mal compris ; en réalité, ils ne voulaient que se donner la joie d’entendre à nouveau les confidences de Claire.

Pour la première fois, ils osèrent échanger leurs pensées, les vraies, celles qu’ils ne s’étaient jamais confiées au sujet de leur fille.

« Quelle heureuse transformation ! s’écria le père.

— Oh oui ! heureuse. Je ne t’en disais rien, mais je commençais à m’inquiéter. »

Et avec une naïveté bien maternelle :

« J’avais peur qu’à la fin notre Clairette ne devînt un peu égoïste.

— Et moi, repartit l’ingénieur, je tremblais qu’elle ne le fût déjà beaucoup et que nous n’en fussions cause par la façon dont nous l’avons élevée. Osons être francs, ma bonne Émilienne », ajouta-t-il avec gaieté.

Elle se mit à rire aussi.

Parler de leurs préoccupations, songer aux tristesses qu’en eux-mêmes ils qualifiaient de passées, parce que, là-bas, où vivait leur chérie, l’horizon s’ensoleillait, leur était déjà presque une douceur.

De retour à l’usine, Victor montra un entrain inaccoutumé. En traversant la cour qui accédait à son laboratoire, il se surprit à fredonner un air de bourrée auvergnate !…

Les ouvriers qui le croisaient et recevaient de lui, en échange de leur salut silencieux, un bonjour souriant, le contemplaient avec un étonnement extrême : jamais on ne l’avait entendu rire ; encore moins chanter !

C’était justement jour de paye.