Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/375

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


FILLE UNIQUE

CHAPITRE X


Là-bas, dans l’intérieur sans confort, sans gaieté, jamais peuplé d’amis, où ils vivaient, la seule consolation de M. et Mme  Andelot c’étaient les lettres de Claire.

La jeune fille n’était point avare de détails la concernant ; elle se plaisait même à s’étendre sur les menus incidents de son existence journalière. Mais on eût en vain cherché la trace d’une sollicitude égale vis-à-vis de ses parents.

« J’espère que vous vous portez bien tous les deux », constituait la formule à peu près immuable en laquelle se résumaient ses préoccupations à leur égard.

Elle ne songeait pas plus à s’informer de leur genre de vie qu’elle ne pensait à donner de son aïeule et des vieilles cousines d’autres nouvelles que celles-ci : « Grand’mère va bien, Petiôto également. Rogatienne se plaint toujours. Toutes trois vous embrassent. »

Une impression bizarre se dégageait à la longue de cette correspondance où le « moi » envahissait tout.

Victor Andelot commençait de la ressentir, cette impression pénible, en dépit de sa folle tendresse pour sa fille. À tel point que le jour où Claire se décida à parler de Lilou et de Pompon, l’ingénieur s’écria :

« Voilà du nouveau ! Clairette s’intéressant à deux moucherons de cinq ans ! Qui ça peut-il bien être ? Probablement les fils du régisseur de Vielprat.

— Elle nous le dira sans doute la prochaine fois », repartit Émilienne.

Si les lettres de sa fille lui étaient précieuses, si elle les attendait avec une impatience fébrile, la pauvre femme n’eût cependant pas osé dire qu’elles satisfaisaient pleinement son cœur.

Elle n’y découvrait pas les regrets de la séparation, l’impatient désir de les revoir qui lui eussent paru si naturels de la part d’une enfant tant aimée.

Toutefois, Mme  Andelot enfermait en son âme ces pensées attristantes. Se plaindre n’eût fait qu’ajouter au fardeau de son cher mari, et il avait assez des tracas inhérents à sa situation.

Certes, on l’avait courtoisement accueilli, ses avis faisaient autorité, les modifications apportées par lui à la métallurgie des pyrites assez pauvres que fournissait la mine donnaient des résultats déjà appréciables, et dont l’administration se montrait reconnaissante.

De ce côté tout allait bien.

C’est avec les ouvriers de l’usine qu’il ne s’entendait pas.

Il se sentait séparé de la France, de sa fille, par conséquent, et de sa vieille mère, par des distances trop grandes. Tant de chemin fait pour venir ! Et ces steppes immenses où, l’hiver, les loups barrent la route aux voyageurs ! Et, de la première neige au printemps, rien que le télégraphe et une poste irrégulièrement desservie…

Qu’il lui survînt un accident, que sa femme demeurât seule, elle qui ne savait pas quatre mots de russe, que deviendrait-elle ?

Il avait pensé arriver dans une usine en pleine prospérité, confiée déjà à des ingénieurs de savoir, qui, comme tous les Russes des classes instruites, parlaient le français couramment : point.

La mine seule fonctionnait à peu près, sous la direction de vieux routiniers qui habitaient ce pays depuis leur jeunesse, vivaient sans grand commerce avec le reste de l’empire, et avaient oublié le peu de français appris au cours de leurs études.