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confection du fameux poison qui, sans faire souffrir les patients, les faisait si rapidement passer de vie à trépas, se sont trompés lorsqu’ils affirmaient que ce breuvage n’était autre chose que le suc de cette plante broyée.

Ce suc devait en être l’ingrédient principal, mais n’en était pas le seul, à coup sûr, ainsi que le prouvent les cas d’empoisonnement par la ciguë qui, tous, sont caractérisés par de violentes convulsions accompagnées de très vives souffrances. Il est plus que vraisemblable que l’on mêlait à la ciguë d’autres substances narcotiques et stupéfiantes, telles que du suc de pavots, ou bien plutôt de l’opium pur à haute dose, sans quoi il eût été impossible à Socrate, en dépit de sa stoïque énergie, de philosopher avec cette merveilleuse sérénité qu’il conserva jusqu’à son dernier soupir.


Le Mancenillier, dont le nom est tiré du mot espagnol mancenilla (petite pomme), par allusion à la forme du fruit de cet arbre, appartient à la suspecte famille des euphorbiacées. Il croît parliculièrement en Arabie et dans l’Amérique équatoriale. L’écorce, les feuilles, le bois et le fruit du mancenillier sont remplis, ainsi que beaucoup d’autres plantes de la même famille, d’un suc blanc, laiteux, acre et brûlant, dont les propriétés sont redoutables, à ce point que les Caraïbes y trempent la pointe de leurs flèches, afin d’en rendre la blessure mortelle, ou tout au moins incurable.

Le mancenillier pourrait donc se glorifier — si gloire il y a d’être un empoisonneur, — de figurer en premier rang parmi les végétaux vénéneux les plus célèbres.

Toutefois, nombre de voyageurs ont beaucoup exagéré — a beau mentir qui vient de loin, dit le proverbe — le danger de certaines émanations de cet arbre, qui, d’après eux, ne sont rien moins que mortelles. On sait quel parti ont tiré les poètes, les romanciers, voire même les auteurs d’un livret d’opéra connu par tous les amateurs de musique, de cette propriété imaginaire. Ce ne sont donc ni l’ombre, ni les exhalaisons, ni l’eau qui découle des feuilles mouillées du mancenillier, qui sont redoutables, mais bien le suc de son fruit semblable à une pomme d’api, et que Cardan appelle, non sans raison, pomme de la mort. Ce fruit fallacieux a une saveur qui, tout d’abord simplement fade, devient bientôt âcre et brûlante, si bien que la jolie pomme, étant donné qu’elle ne tue pas le consommateur à bref délai, produit en lui de très graves inflammations de son estomac et de ses viscères en général.

À propos de l’empoisonnement des flèches, disons quelques mots du terrible curare, dans la composition duquel entrent comme ingrédient principal, suivant quelques auteurs, les sucs de notre mancenillier.

La question, du reste, est loin d’être élucidée. Dans le curare entrent toutes sortes d’éléments qui nous sont inconnus. Parmi ces éléments figurent vraisemblablement du venin de serpents choisis parmi les plus venimeux, des sucs de plantes diverses : le strychnos, qui fournit la noix vomique ; l’upas tienté dont se servent les Javanais, et autres lianes non moins célèbres par leurs redoutables propriétés.

Tous ces poisons, quelle qu’en soit l’origine, contiennent un principe à peu près identique dont le caractère le plus saillant est de n’être absorbé que lorsqu’il se trouve en contact avec le sang.

(La suite prochainement.) Ed. Grimard.