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l’âme surtout, sujet qu’il avait souvent pris pour texte de ses enseignements antérieurs, il leur répéta avec une autorité particulière que la mort n’est autre chose que la délivrance de l’âme qui, affranchie des entraves de la matière, s’élève vers les régions éthérées, séjour des dieux, auprès desquels elle passe l’éternité.

Il en était là de ses exhortations lorsque le serviteur des juges entra pour lui dire que l’heure était venue… puis, l’ayant délivré de ses fers, il s’éloigna en versant des larmes.

« Allons, dit Socrate, obéissons de bonne grâce, et qu’on m’apporte le poison. »

Quelques instants après parut sur le seuil de la prison l’homme chargé de présenter la coupe aux condamnés.

« Fort bien, mon ami, dit Socrate ; mais explique-moi ce qu’il me reste à faire. — Pas autre chose, lui répondit l’homme, que de marcher, après avoir bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et de te coucher alors sur ton lit. Le poison agira de lui-même », ajouta-t-il, en lui présentant la coupe.

Socrate la prit sans aucune émotion, sans changer de couleur, puis, regardant l’homme d’un œil assuré :

« Dis-moi, lui demanda-t-il, m’est-il permis de répandre quelques gouttes de ce breuvage pour en faire une libation ?

— Nous n’en broyons, lui répondit l’homme, que la quantité nécessaire.

— J’entends, fit Socrate ; mais qu’il me soit tout au moins permis d’adresser notre prière aux dieux, afin qu’ils bénissent notre voyage. Et c’est ce que je leur demande. Puissent-ils m’exaucer. »

Ayant dit cela, il porta la coupe à ses lèvres et la vida avec une douceur, une tranquillité admirables.

Jusqu’à ce moment, poursuit le narrateur, nous avions eu presque tous la force de retenir nos larmes, mais, en le voyant boire, nous n’en fûmes plus les maîtres. Je me couvris la tête de mon manteau pour pleurer en liberté, non pas, à la vérité, sur le sort de Socrate, mais sur le mien propre en songeant quel ami j’allais perdre. Les autres m’imitèrent, et quelques-uns même poussèrent des gémissements et des cris lamentables qui nous brisaient le cœur. »

Socrate, seul, n’en fut point ému.

« Eh quoi, mes amis, quoi ! des hommes pleurer ainsi, fit-il. J’ai toujours entendu dire qu’il faut à ses derniers moments n’entendre que des paroles de bon augure. Montrez donc plus de fermeté. »

Ces paroles nous rendirent confus et nous pûmes retenir nos larmes.

Cependant, Socrate, qui se promenait lentement dans la prison, nous dit qu’il sentait ses jambes s’appesantir et alors il se coucha sur le dos, ainsi que l’homme le lui avait recommandé. Celui-ci, s’approchant de lui, serra un de ses pieds avec force, et lui demanda s’il le sentait.

« Non », répondit Socrate.

L’homme lui serra les jambes et nous fit constater que le corps du patient se glaçait et se raidissait graduellement.

« Quand le froid aura gagné le cœur, nous dit-il, c’est alors qu’il nous quittera. »

Socrate, dont la moitié du corps était glacée, relevant un pan de son manteau qui lui couvrait la face :

« Criton, prononça-t-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un coq à Esculape ; n’oublie pas d’acquitter cette dette. »

Socrate, parlant ainsi, faisait allusion à la coutume qu’avaient les Grecs de sacrifier un coq à Esculape, dieu de la médecine, pour le remercier de les avoir guéris.

« Cela sera fait, lui dit Criton. N’as-tu pas quelqu’autre recommandation à nous faire ? » Socrate ne répondit pas, et eut un mouvement convulsif.

L’homme alors lui découvrit entièrement la