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DISPARUS

Yves n’était là que pour la forme. Manon s’occupait de tout, cousait elle-même les vêtements mignons et semblait devenue mère à l’âge où elle aurait tant eu besoin d’une mère. Sous son œil vigilant, le petit Yves, qu’elle appelait tendrement tantôt Yvonnaïk, tantôt Yvon, tantôt Yvonnet, suivant les habitudes familières bretonnes, poussait comme un champignon, n’aimant personne au monde autant que sa Manon, sa « Grande Manon » ainsi qu’il la nommait sans cesse.

La jeune fille n’avait jamais voulu que le nom de Maman fût donné à une autre qu’à celle qui dormait tout près d’eux, et à qui, chaque jour, on portait des fleurs et des pensées d’amour, mais Yvonnaïk, le petit orphelin, n’obéissait pas toujours. Il disait parfois : « Maman Manon ». Sa Grande Manon lui tenait lieu de tout. N’avait-il pas, d’ailleurs, à ses ordres la maisonnée tout entière ? Pour son petit-fils, le vieux baron abandonnait ses livres, Charlik ses plates-bandes, Jeannie sa cuisine.

Aussi, Yvonnaïk se déclarait hautement heureux comme un roi.

Il était même plus heureux qu’un vrai roi sur le trône, car à cette époque les rois commençaient à trembler et à ne plus sentir leur trône très solide ; mais, dans ce petit coin de la Bretagne, où le château de Penhoël était comme perdu au fond d’une baie, tantôt sablonneuse et tantôt bleue ou verte ou grise, ou noire, selon que la marée était haute ou basse et le ciel clair ou sombre, nul ne songeait beaucoup aux événements qui, en ces temps terribles, bouleversaient la France. Et M. le chevalier (le père de Manon), brisé par la douleur que lui avait causée la perte de sa femme, vivait solitaire et farouche, partageant son temps entre des lectures et des chasses effrénées, dans lesquelles il usait son activité et son chagrin. Il ne s’occupait pas de politique.

On était pourtant en 1790, aux jours troublés. Mais les gazettes ne parvenaient point dans ce petit pays, et M. le chevalier n’avait conscience des ans écoulés qu’en voyant grandir Yvonnaïk. Son principal bonheur était Manon ; le petit Yves, vivant portrait de sa mère, était pour lui à la fois une joie et une souffrance infinies. Assis en face de son vieux père, il ne parlait pas plus que lui ; les deux gentilshommes, chacun le nez dans un gros bouquin, s’absorbaient des heures. Alors, Manon seule avait le droit de pénétrer dans la grande salle, de rappeler les deux hommes au sentiment de l’existence. Et encore, bien souvent ne se sentait-elle pas le courage de les déranger pour des choses aussi infimes que des repas, ou des leçons. Comme beaucoup de femmes d’alors, Manon, très studieuse, était déjà instruite ; elle avait beaucoup lu et, grâce à ces deux pères, comprenait même les antiques livres poudreux à reliure basanée, dont les pages étaient écrites en latin. Ces leçons constituaient pourtant une salutaire distraction pour M. le chevalier. (Ainsi appelait-on le père de Manon, afin de le distinguer du vieux baron de Valjacquelein.)

Manon se trouva donc capable de donner à son cher Yvonnaïk l’instruction que devait recevoir un gentilhomme ; du moins, elle s’en flattait.

Quant aux chasses auxquelles se livrait de temps à autre M. le chevalier, elles présentaient le double avantage de lui faire prendre de l’exercice et d’approvisionner le garde-manger du château. On n’était pas extrêmement riche à Penhoël ; on y vivait très simplement. Les terres de ces messieurs de Valjacquelein étaient affermées à de pauvres gens, se plaignant toujours et ne payant guère leurs fermages. Ils se contentaient d’apporter quelques redevances en nature : sacs de blé, quartiers de porc, poissons ou légumes. Le vieux Charlik et la fidèle Jeannie faisaient en sorte que cela suffît. Ces messieurs n’en avaient pas souci, enfermés qu’ils étaient en