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quatre-vingt-dix en tout, pour ne pas manquer, répliqua Wéber, aussi emballé que son ami. Le thorax et le crâne seront formés de seize pièces plates dont je donnerai sans tarder le dessin à Morizot. C’est l’homme indiqué pour ces pièces fines… Les bielles, leviers et articulations seront de Jaucourt… Je vais de ce pas choisir les feuilles de caoutchouc et commander une colle spéciale de sabot de cheval… Quant aux ressorts, on ne peut les demander qu’à Ransen, de Besançon… Nous aurons tout sous dix jours, ou ils diront pourquoi !… Avant un mois ce sera bâti…

All right !… C’est long, mais n’importe ! Partez de votre côté, je vais du mien », dit Henri.

Ils agissaient tous deux si délibérément et si posément, qu’il était impossible aux spectateurs de ce scénario soudain de n’en pas garder la notion de quelque chose de réel, de positif et de certain. Ces deux hommes n’étaient ni l’un ni l’autre des utopistes ; ils avaient fait leurs preuves et s’embarquaient dans l’entreprise en gens sûrs de leur affaire. Voilà la seule conclusion qui pût s’imposer à ceux qui les connaissaient le mieux, les ayant vus à l’œuvre.

Et, de fait, ils ne laissèrent pas chômer leurs fournisseurs.

Dès le lendemain matin, les fourgons de Cabrougnat arrivèrent avec des charpentes toutes montées, des solives, des planches, des boulons. Avant le soir, les « fermes » étaient plantées sur des poteaux gigantesques. Trente-six heures plus tard, le hangar était couvert en carton ardoisé, flanqué de la forge et clos sur deux côtés. Le troisième jour, il était fermé vers la vallée de la Seine d’un immense vélum de grosse toile à bâches, sur toute l’ampleur de la nef, haute de quinze mètres, au-dessus d’un quai ou plate-forme avancée.

Cependant, les tubes d’acier, les feuilles de caoutchouc vulcanisé et les barils de colle forte arrivaient d’heure en heure. Deux ouvriers émérites et d’une discrétion éprouvée, que M. Wéber avait souvent employés pour ses essais et inventions, s’étaient installés l’un à la forge, l’autre dans l’atelier. La charpente qui devait servir à monter et à porter l’oiseau mécanique s’élevait peu à peu, tandis que les tubes métalliques se soudaient un à un, s’agençaient, s’articulaient et que les pennes de caoutchouc s’effilaient en plumes artificielles tout au long des ailes projetées.

Puis, ce fut le tour des pièces confiées à Morizot, qui furent livrées séparément et mises au point pour s’emboîter de manière à former un thorax en carène et un crâne à bec de corbin.

Puis les fémurs et les bras, les bielles, les manettes, les manchons résistants et souples destinés à maintenir les condyles sur leurs billes d’acier, en leur laissant du jeu, comme dans la nature, furent successivement établis et ajustés, non sans cette remarque de Henri : « Tout se tient, en mécanique pratique ! Sans les billes d’acier, créées pour le vélocipède, vous n’auriez jamais fait mouvoir vos ailes en tout sens, mon cher Wéber !…

— Bah ! le besoin crée l’organe, comme la fonction !… Si les billes d’acier n’avaient pas été inventées il y a quinze ans, elles le seraient maintenant, puisqu’elles nous sont indispensables.

— Noble confiance ! murmura Henri en souriant. Mais peu importe, puisque nous les avons… Et il n’y a pas d’erreur, elles répondent entièrement aux nécessités de la situation. Encore une douzaine de jours de travail, n’est-il pas vrai, et tout sera terminé, l’oiseau mécanique mis au point… »

On ne l’aurait pas cru, à le voir, quoiqu’il commençât à prendre tournure. La machine se présentait sous l’aspect d’un grand squelette constitué par des côtes d’acier fixées sur la carène thoracique et sur la barre de fer creux qui remplaçait l’épine dorsale. À l’avant, le crâne, porté par une chaîne d’anneaux