Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dit que, pour se les rappeler, il faut qu’il voie de la fumée… »

Jean, portant les deux fardeaux, ne pouvait marcher vite et Roger l’entendit babiller pendant quelques instants encore. Il voulait, avec ses sous, faire des cadeaux à tous les siens.

L’année avait été mauvaise, au dire du père, et Jean craignait de ne pas avoir assez de sous, en comptant ceux qu’il possédait déjà, pour donner un pantin à son petit frère Jacquot et, en se cotisant avec Françoise, un capuchon « à la mère ».

Quant à offrir des gants à sa sœur et un gilet tricoté au père, il n’y fallait pas penser.

Depuis longtemps, il avait renoncé à s’acheter un couteau à trois lames, ce qui lui semblait le comble du luxe, mais, malgré ce généreux sacrifice, ses vilains sous ne s’étaient point changés en jolies pièces d’argent ou d’or, comme cela eût pu arriver du temps des fées…

Malheureusement il n’y en avait plus ! Les enfants en étaient bien sûrs !

« Mais, avait conclu Françoise, quand nous serons grands, nous travaillerons, nous gagnerons de l’argent, et nous n’aurons pas besoin des fées. »

Spectateur invisible de cette scène, Roger n’en avait pas perdu un mot, et il avait été touché par le bon cœur de Jean et de Françoise.

Puis, il se sentit un peu confus et se reprocha son indifférence envers ces pauvres petites créatures qu’il n’avait pas même eu la pensée d’arracher à la mort.

Comment, lui, Roger de Vercourt, recevait une leçon de ces deux enfants des champs ! Pourquoi donc ne songeait-il jamais aux autres ? Non seulement il était sans pitié pour les animaux, mais il n’aimait pas assez son grand-père, si bon pour lui !

Au lieu de le consoler de la perte de ses enfants, en se montrant affectueux, soumis, il était pour lui une nouvelle cause de chagrin. Il s’en rendait compte maintenant ; une foule de souvenirs lui revenaient à l’esprit et se changeaient en remords.

Jean et Françoise étaient bons, eux ! Ils pensaient à leur vieux grand-père, à leurs parents, ils étaient compatissants, même pour les petits oiseaux, tandis que lui, Roger…

Il se trouva si coupable, qu’il faillit fondre en larmes.

L’affût aux corbeaux ne l’intéressait plus, et il déchargea machinalement sa carabine.

Puis, prenant une résolution subite, il se dirigea vers la petite maison de la famille Martin.

Il voulait revoir les deux aimables enfants et savoir ce qu’étaient devenus leurs protégés.

Par la même occasion, il se chaufferait un peu, car, décidément, le vent était glacial.

À mesure qu’il gravissait la montée, il se sentait tout changé, si bien que, lorsqu’il fut en haut, il s’était promis de profiter de la leçon que lui avaient donnée Jean et Françoise et de faire désormais la joie de son aïeul.

Quand il fut arrivé à la porte de la chaumière, il frappa.

Aussitôt, « la mère » vint ouvrir et fut très surprise en entendant le gentil bonjour de « monsieur Roger », toujours si fier, si dédaigneux.

Le grand-père, qui tressait des paniers d’osier (car les vieux travailleurs ne savent pas rester inactifs), offrit à Roger, avec empressement, une place près du feu, et Jean et Françoise montrèrent avec joie les rouges-gorges, déjà ragaillardis par la flamme de ce foyer hospitalier.

Tout en se chauffant, Roger causa avec les enfants et leurs parents qui remarquèrent que le « jeune monsieur » était devenu bien parlatif.

Bref, Roger rentra chez son grand-père tout autre qu’il n’en était sorti.

Il demanda à M. de Vercourt la permission d’envoyer des cadeaux à Jean et à Françoise, ainsi qu’une bonne part des friandises qu’il avait déjà reçues, ce qui lui fut accordé, non sans étonnement, mais avec une grande joie.