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voyage fut long, mais sans incidents graves. Une fois à Londres, Yves, avec le bon sens au-dessus de son âge qu’il eut toujours, comprit que la première chose à faire, pour être libre dans ses recherches, et dans l’intérêt même de Manette, était de se séparer de la petite fille et de la mettre en pension. Il se renseigna et alla demander à la maîtresse d’un établissement où se trouvaient déjà plusieurs filles d’émigrés, de recevoir sa petite amie. Cette dame, étonnée qu’un enfant si jeune fût chargé d’une semblable mission, l’interrogea et il dut raconter de nouveau toute son histoire. La maîtresse de pension, elle-même fille d’une mère française, comprit que cette situation anormale était un résultat des événements extraordinaires que traversait la France. Elle accepta Manette. Yves se démunit de la plus grande partie de ce qui lui restait d’argent, pour assurer d’avance le payement de la pension le plus longtemps possible et, puisqu’il le fallait, il se sépara de Manette non sans grande tristesse.

Entre temps, Yves avait commencé ses recherches ; il les poursuivit vainement. Reçu par le représentant de la France à Londres, que la narration de ses aventures intéressa comme le général de Nantes, il apprit de lui que la marquise de Nérins et le marquis étaient allés en Prusse pour rejoindre le gros des émigrés français, mais on ne connaissait point le baron de Valjacquelein, son passage n’avait laissé aucune trace. La vie retirée qu’il menait, sans doute en quelque cottage, avec sa petite-fille, n’avait pas attiré l’attention.

Tout le mouvement que se donna Yvon dans cette capitale inconnue, dont il ignorait la langue, ayant seulement appris quelques mots d’anglais sur le bateau contrebandier, n’aboutit qu’à lui faire dépenser son peu d’argent, avec la seule consolation de venir voir Manette au parloir de sa pension plusieurs fois par semaine.

Manette s’était d’abord refusée, avec larmes et cris, à quitter son Grand Yvon ; il avait fallu l’arracher des bras de son ami. À présent, elle était enchantée du pensionnat, ravie de la vie en commun, fort douce, qu’elle y menait en compagnie permanente d’autres petites filles, bonheur qu’elle avait ignoré jusque-là.

Les ressources d’Yvon étaient presque épuisées. Son grand-père et sa sœur restant introuvables, Yvon décida de retourner en France. Il fit ses adieux à Manette, lui promit de venir la reprendre et reçut la promesse de la maîtresse de pension que Mlle de Nérins serait traitée avec la plus grande douceur. Le cadet des Valjacquelein revint en Bretagne. Il se présenta à Nantes, chez le général, qui le dirigea sur Brest. Peu après, Yves était admis sur un vaisseau de guerre en qualité d’élève aspirant. Ce fut sans grand étonnement, mais avec beaucoup de joie, qu’il retrouva à bord son ami Barnabé, nommé quartier-maître, sur la recommandation du général. Barnabé n’avait rien compris à cette protection éloignée, car il connaissait les événements, et s’il avait été tenté de l’attribuer à la noble famille d’Yvon, il ne pouvait admettre cette idée, sachant que la noblesse du Morbihan, loin d’avoir aucune influence dans les conseils du gouvernement d’alors, était traitée en suspecte, sinon en ennemie. Les deux amis étaient réunis et restèrent unis.

Nous ne suivrons pas Yvon durant les campagnes sur mer qu’il fit les années suivantes, années glorieuses pour notre marine, mais où elle fut placée dans des conditions d’infériorité particulièrement périlleuses. Yvon, qui avait la volonté d’arriver et le sentiment du devoir, s’instruisit, se conduisit en brave marin, se battit brillamment, fut blessé sans gravité et conquit en peu de temps les grades inférieurs. L’avancement était rapide à cette époque. À vingt ans, Yvon était enseigne.