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il espérait bien obtenir d’embrasser ceux qui lui étaient chers, privés de leur liberté à sa grande indignation.

Ce fait le révoltait, avant tout et par-dessus tout. Il y revenait sans cesse en questionnant Jeannie, qui n’en pouvait mais. Il se persuada que la présence de la marquise à Penhoël avait dû être l’unique cause de l’erreur (il croyait à une erreur), c’est-à-dire de cette arrestation inexplicable pour lui, et ce fut cette conviction qui détermina son projet. Il emmènerait Petite Manette à Nantes, il irait trouver l’homme, quel qu’il fût, qui commandait là, et lui demanderait la liberté des siens et celle de la mère de Manette. Il était impossible de lui refuser une justice si évidemment due. Ils dînèrent au château, pour la première fois assis sur des chaises autour d’une table, Petite Manette et Grand Yvon. Jeanne les servait, moitié riant, moitié pleurant. Elle n’avait pas tué le veau gras pour le retour de l’enfant qui n’était pas l’enfant prodigue, mais elle avait préparé un repas qui eût semblé luxueux à Yvon autrefois, habitué qu’il était à la vie du château pauvre. Il y avait un poulet rôti, et, comme, sur ses questions, Yvon avait dit sommairement à Jeannie qu’il venait de voyager sur mer pendant deux ans, elle lui dit :

« Vous n’en avez pas dû manger souvent, du poulet, monsieur Yvonnaïk, dans les pays de sauvages où vous êtes allé.

— Mais si, j’en ai mangé souvent du poulet, répondit Yvon en souriant, et je ne suis pas allé dans des pays de sauvages ; sauf, une fois, en Espagne, où je suis resté deux heures à terre, je n’ai jamais quitté le vaisseau.

— En Espagne, Jésus Marie, s’écria Jeannie pendant que Manette ouvrait de grands veux ; ce qui m’étonne, ayant fait tout ça, c’est que les hommes ne vous aient point tué. »

Yvon pensa qu’au contraire c’était lui qui avait tué ou c’était tout comme. Là, dans la salle à manger paternelle, la vision de la chose monstrueuse accomplie la veille au soir lui revint avec intensité et il frissonna.

Quand Yves expliqua à Jeannie son intention d’emmener Manette et pourquoi il le faisait, la brave fille fut stupéfaite. Elle essaya de l’en détourner ; mais Yves parla net et haut comme quelqu’un qui a une volonté. Il était le fils du château, le seul survivant ou du moins présent de ses maîtres, Jeannie ne put que pleurer. Yvon lui ordonna de garder le château autant qu’elle pourrait, tant que lui et les siens ne reviendraient pas, ajoutant qu’il espérait bien y revenir vite. Alors Jeannie se résigna, non sans dire à Yvon :

« M. le baron nous avait laissé, à Charlik et à moi, une bonne somme, monsieur Yvonnaïk, je n’en ai pas besoin, je n’ai besoin de rien, avec le jardin, la vache et ce que j’ai amassé de mes gages. Cet argent-là, i faut le prendre. »

Yvon réfléchit et accepta d’emporter la moitié de la somme, c’est-à-dire deux mille écus. Jeannie passa une partie de la nuit à préparer les vêtements et le linge de Manette et ce qui allait encore des effets d’Yvon. Dès le matin, les deux enfants partirent en carriole par la même route qu’avaient suivie leurs parents un mois avant. Cette fois, il n’y avait pas d’habits bleus. Ils arrivèrent sans difficulté jusqu’à Nantes, mais là ils trouvèrent une ville fermée, emplie de troupes, d’habits bleus, comme disait Jeannie. Il y en avait à la porte, pour garder l’entrée, qui n’avaient l’air ni bon ni de bonne humeur.

« Qu’est-ce que vous venez faire ici ? dit un gros sergent de garde nationale, à vieux tricorne pelé, le baudrier neuf de son sabre lui couvrant toute la poitrine. Il y a déjà trop de mioches dans la ville. Nous avons consigne de laisser tout le monde entrer et personne sortir. Filez chez vos parents.

— Nos parents sont ici, à Nantes, dit tranquillement Yves. Ils nous attendent, mais nous n’y resterons pas longtemps. Nous habitons dehors. »