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JULES VERNE

dant, non sans quelque effroi, le gigantesque monstre, et, sur la recommandation de John Carpenter, ils se gardèrent de l’approcher de trop près, car les coups de sa queue eussent été terribles.

Le squale fut aussitôt attaqué avec la hache, et, l’estomac ouvert, il essayait encore de se déhaler par des bonds formidables qui l’envoyaient d’un bord à l’autre.

M. Horatio Patterson ne put assister à cette intéressante capture. Ce fut dommage ; il en aurait soigneusement inséré le récit dans ses notes de voyage, et eût, sans doute, donné raison au naturaliste Roquefort, qui fait dériver par corruption le mot requin du latin requiem.

Ainsi s’écoulaient les journées, et on ne les trouvait point monotones. À chaque instant, — distraction nouvelle — des bandes d’oiseaux de mer croisaient leur vol autour des vergues. Quelques-uns furent tués par Roger Hinsdale et Louis Clodion, qui se servirent fort adroitement des carabines du bord.

Il convient de noter que, sur les ordres formels d’Harry Markel, ses compagnons n’avaient aucun rapport avec les passagers de l’Alert. Seuls, le maître d’équipage, Corty, Wagah, chargé du service du carré, se départaient de cette réserve. Harry Markel lui-même restait toujours l’homme froid, peu communicatif, qu’il s’était montré dès le premier jour.

Assez fréquemment passaient en vue du trois-mâts des voiliers, des steamers, à une trop grande distance pour qu’il fût possible de les raisonner. D’ailleurs — ce qui devait échapper à ces jeunes garçons — Harry Markel cherchait plutôt à s’écarter des bâtiments en vue, et lorsque l’un d’eux, courant à contrebord, se rapprochait, il laissait porter ou loffait d’un ou deux quarts, afin de s’en éloigner.

Cependant, le 18, vers trois heures de l’après-midi, l’Alert fut gagné par un steamer de grande marche qui faisait route au sud-ouest, c’est-à-dire en même direction.

Ce steamer, un américain, le Portland, de San Diégo, revenait d’Europe en Californie par le détroit de Magellan.

Lorsque les deux navires ne furent plus qu’à une encablure l’un de l’autre, les questions d’usage s’échangèrent entre les capitaines :

« Tout va bien à bord ?…

— Tout va bien.

— Rien de nouveau depuis le départ ?…

— Rien de nouveau.

— Vous allez ?…

— Aux Antilles… Et vous ?

— À San Diégo.

— Alors, bon voyage !

— Bon voyage ! »

Le Portland, après avoir un peu ralenti sa vitesse, se remit à toute vapeur, et les yeux purent suivre longtemps sa fumée, qui se perdit enfin sous l’horizon.

Ce dont Tony Renault et Magnus Anders s’inquiétèrent, après quinze jours de navigation, fut de relever sur la carte la première terre qui serait signalée par les vigies du bord.

Cette terre, d’après la route tenue par l’Alert, devait être l’archipel des Bermudes.

Ce groupe, situé par soixante-quatre degrés de longitude ouest et trente et un degrés de latitude nord, appartient à l’Angleterre. Placé sur la route que suivent les navires pour aller d’Europe au golfe du Mexique, il ne comprend pas moins de quatre cents îles ou îlots, dont les principaux sont Bermude, Saint-Georges, Cooper, Somerset. Ils offrent de nombreuses relâches, et les bâtiments y trouvent tout ce qui leur est nécessaire, soit pour se réparer, soit pour se ravitailler. Grand avantage dans ces parages fréquemment assaillis par les coups de vent les plus redoutables de l’Atlantique.

L’Alert en était encore à une soixantaine